"Soumission", l'épineuse fiction de Houellebecq
La parution d’un roman de Michel Houellebecq est toujours un événement conséquent. Si bien qu’on en viendrait à craindre qu’il éclipse le reste de l’actualité littéraire (la rentrée littéraire d’hiver compte pourtant 548 autres ouvrages).
La dernière fois, le tout s’est terminé dans la joie et l’allégresse pour l’écrivain puisqu’il fut, avec « La carte et le territoire », couronné du Goncourt qui lui échappait depuis si longtemps. Cette année, l’ambiance n’est pas tout à fait la même. A peine en librairie, « Soumission » fait déjà polémique.
A travers ce roman, Houellebecq relate les pérégrinations de François, professeur de lettres en faculté spécialiste de Huysmans dans une France de 2022. Ce pays est aux abois, en pleine crise politique et sociale, qui voit le Front national plébiscité par près d’un tiers des Français. Une conséquence directe du délitement effectif de la politique française basée sur le clivage droite-gauche.
Après avoir échoué face à Hollande en 2017, Marine Le Pen se retrouve au second tour de la présidentielle en 2022 face à Mohammed Ben Abbes, candidat de la Fraternité musulmane. Les autres grands partis se rangent derrière lui et il devient logiquement président de la République.
Un musulman modéré président
Cette arrivée au pouvoir implique de profondes modifications dans le pays. Pour Ben Abbes, le cheval de bataille de sa campagne avait reposé sur la refondation de la cellule familiale. La religion et l’éducation étaient logiquement mises en avant comme étant deux fers de lance pour le renouvellement de la vie en société :
« Mais les temps, il fallait en convenir […] avaient changé. De plus en plus souvent, les familles – qu’elles soient juives, chrétiennes ou musulmanes – souhaitaient pour leurs enfants une éducation qui ne se limite pas à la transmission des connaissances, mais intègre une formation spirituelle correspondant à leur tradition. Ce retour du religieux était une tendance profonde qui traversait nos sociétés, et l’Education nationale ne pouvait pas ne pas en tenir compte »
Pour Tanneur, ami de François et sorte de Monsieur X de circonstance, l’accession de Ben Abbes tient en grande partie à son ouverture :
« C’est un musulman modéré, voilà le point central : il l’affirme constamment, et c’est la vérité. Il ne faut pas le représenter comme un taliban ni comme un terroriste, ce serait une grossière erreur ; il n’a jamais eu que mépris pour ces gens. »
François assiste à ces bouleversements qui, à l’origine, avaient suscité des rixes et un climat délétère fait de violence.
Une fois Ben Abbes au pouvoir, les mutations de la société se font sourdement, dans un calme relatif. A cela s’ajoute un état de grâce auquel goûte le nouveau président :
« La conséquence la plus immédiate de son élection est que la délinquance avait baissé, et dans des proportions énormes : dans les quartiers les plus difficiles, elle avait carrément été divisée par dix. Un autre succès immédiat était le chômage, dont les courbes étaient en chute libre. C’était dû sans nul doute à la sortie massive des femmes du marché du travail – elle-même liée à la revalorisation considérable des allocations familiales, la première mesure présentée, symboliquement, par le nouveau gouvernement. »
Si les modifications de cette société ne le laissent pas indifférents, François n’en demeure pas moins un personnage indolent. Il se laisse bercer dans la douce dysharmonie qu’il entretient avec le reste du monde, en témoigne la distance qu’il a avec ses congénères et les portraits peu amènes qu’il en dresse.
C’est un personnage neurasthénique qui écoute Nick Drake en assistant au délitement de ses désirs quadragénaires. Il faut dire qu’il est inapte à conserver une femme plus d’un an. Sa dernière compagne Myriam, capable de « contracter sa chatte à volonté » et dont « chacune [des] fellations aurait suffit à justifier la vie d’un homme », d’obédience juive, a vu dans l’accession au pouvoir de Ben Abbes de terribles risques d’un climat antisémite et a choisi de fuir en Israël.
On assiste ici à la déglingue paroxystique d’un auteur qui n’a jamais caché le peu d’épanouissement que lui conférait la vie (c’est rien de le dire). Ce texte respire l’autodénigrement, et une certaine forme d’autodérision.
Sa fréquentation des escorts est assez éloquente en ce sens :
« En somme, deux escortes étaient bien. Pas suffisamment quand même pour me donner envie de les revoir, ni d’engager avec elles des relations suivies ; ni pour me donner envie de vivre. Devais-je, alors, mourir ? Cela me paraissait une décision prématurée. »
Une phrase qui fait étrangement écho à celle-ci, trouvée dans « Plateforme » :
« L’absence d’envie de vivre, hélas, ne suffit pas pour avoir envie de mourir. »
Dans son apathie, François va s’épancher sur la question de la conversion, et lorsqu’il constate le confort dans lequel se trouve son ami Rediger, désormais polygame, il est un peu envieux.
« Et je ne pouvais pas m’empêcher de songer à son mode de vie : une épouse de quarante ans pour la cuisine, une de quinze ans pour d’autres choses… sans doute avait-il une ou deux épouses d’âge intermédiaire, mais je me voyais mal lui poser la question. »
Une situation qui, éventuellement, pourrait être pour lui une bouée de sauvetage :
« Les femmes musulmanes étaient dévouées et soumises, je pouvais compter là-dessus, elles étaient élevées dans ce sens, et pour donner du plaisir au fond cela suffit ; quant à la cuisine je m’en foutais un peu. »
« Soumission » est un roman sympathique, une lecture distrayante à la pérennité précaire qui le fera vite glisser du côté de l’uchronie. Reste qu’il importe peu de se questionner sur la plausibilité de ce futur à la décadence discutable, dans la mesure où l’on a ici affaire à une œuvre de fiction. Le reste appartient au terreau idéologique.
En évoquant une islamisation de la société tout en se gardant de verser dans sa radicalité, Houellebecq a l’opportunisme de surfer sur une actualité brûlante. C’est d’ailleurs en cela qu’il a autant ému avant même sa parution et que l’on a rapidement évoqué un brûlot islamophobe.
On peut y voir un certain cynisme, voire une forme de racolage, mais il s’agit ici d’une œuvre de fiction, une fantaisie politique, une satire sociale. Difficile en ce qui me concerne d’y voir un livre à thèse, une fable à hypothèses tout au plus, et encore, qui ne va pas bien loin. Mais la dérision n’a peut-être plus sa place concernant certains sujets.
Un battage médiatique excessif
Cependant comment ne pas voir cette dérision dans « Soumission » ? Peut-on réellement ne pas en relever la satire ? Et que dire de la provocation de l’auteur, même si lui s’en défend – car finalement, est-ce que feindre l’absence de provocation ne fait pas aussi partie du jeu provocateur ?
Reste qu’au regard des nombreuses critiques lapidaires n’ayant relevé que les fantasmes idéologiques (islamophobie, grand remplacement, etc.) dans ce qui demeure une œuvre de fiction, se pose la question des limites du roman. La liberté créatrice dans le domaine romanesque est finalement peut-être plus restreinte que l’on ne croyait. Le débat mérite d’être ouvert.
Il reste toutefois navrant que l’on confonde fable et fabulation.
Ce phénomène semble révéler une fois encore le peu de respect qu’ont certains médias pour la littérature. On préfère nourrir un buzz. Autrement, comment expliquer un tel glissement du romanesque au livre à thèse ? Comment justifier de telles (sur)interprétations en faisant abstraction des autres thèmes de fond abordés ?
Dans cette affaire, c’est encore la littérature qui risque d’en pâtir.