De nos jours, Splendeurs et Misères des courtisanes prendrait peut-être la forme d’une série télévisée, diffusée par la BBC ou Arte dans le meilleur des cas, et (plus probablement) par France 3 Île-de-France dans le pire. Quelque chose en huit ou douze épisodes d’une heure, avec un assez long pré-générique (« dans l’épisode précédent »…) à chaque fois. Quelque chose dont le dernier quart serait exclusivement consacré à un seul personnage. Quelque chose qui, comme chez Balzac, comporterait des incohérences. Mais en fait… qui oserait produire cela ? Et en combien d’épisodes ?
Pour le reste, il m’est difficile de proposer une critique judicieuse sans risquer d’y passer quelques dizaines d’heures en infligeant au lecteur plusieurs milliers de mots : l’essentiel se trouve dans n’importe quelle introduction au roman, et même internet offre plusieurs pages dignes d’intérêt quant aux principales caractéristiques de Splendeurs et Misères : l’évolution – ou pas – des personnages récurrents par rapport au reste de La Comédie humaine, la polysémie du titre, l’ambition totalisante du roman, sa concurrence avec le récit à rebondissements tel qu’un Dumas ou un Eugène Sue le pratiquaient, le fait qu’en somme « Ce roman sombre et grinçant est peut-être le plus réaliste et le plus fantastique à la fois qu’ait écrit Balzac » (p. 424 de l’introduction en « Pléiade »).
Ce sur quoi il faut peut-être insister, c’est que non seulement ce pavé – de mémoire, le deuxième ou troisième plus épais de La Comédie humaine – est en un sens plus bariolé, plus divers qu’un Comte de Monte-Cristo ou que des Mystères de Paris, mais que Balzac le sait. Et le dit : « La littérature actuelle manque de contrastes, et il n’y a pas de contrastes possibles sans distances » (c’est dans la préface de la première édition de 1845, donc des deux premières parties du roman définitif seulement, p. 425). Alors que fait notre romancier dès le début du roman ? Il mêle en les masquant la plus haute aristocratie et les marginalités sociales les plus scandaleuses (1).
D’ailleurs, pour Balzac, si la littérature manque de contrastes, c’est parce qu’elle est à l’image de la société : il poursuit : « Les distances se suppriment de jour en jour. Aujourd’hui, la voiture tend à se mettre au-dessous du piéton, et c’est le fantassin qui bientôt éclaboussera le riche dans la petite voiture basse » (p. 425). Il faut peut-être lire La Comédie humaine comme une œuvre de réparation, et dresser de Balzac un portrait de l’artiste en justicier.
Du reste, on pourra faussement s’étonner de voir dans ce roman un éloge de l’imagination : « Lucien et cette femme [Esther] appartenaient à la Fantaisie, qui est au-dessus de l’Art comme la cause est au-dessus de l’effet » (p. 445), mais il faut admettre que si on étudiait Splendeurs et Misères à l’école plutôt que Chabert ou Goriot – mais… quels élèves ? –, on en aurait plus vite fini avec cette image de Balzac en réaliste indécrottable.
Il me semble que d’une façon générale ce roman n’est pas dépourvu d’humour, mais comme souvent chez Balzac d’un humour particulier, qui fait qu’on ne sait pas toujours sur quel pied danser. Les veut-il drôles, ces formules misogynes de Collin ? Est-il sérieux, lorsqu’il écrit « Les germanismes de M. de Nucingen ont déjà trop émaillé cette Scène pour y mettre d’autres phrases soulignées difficiles à lire, et qui nuiraient à la rapidité d’un dénouement » (p. 746) ? (Pour le lecteur non averti, le baron de Nucingen parle avec un accent juif alsacien – ou juif polonais, selon les moments… – si caricatural que même à voix haute, il faut souvent relire plusieurs fois. Dans César Birotteau c’était déjà une purge.)
En réalité, la force de ces cinq cents et quelque pages tient peut-être à ce qu’elles puissent s’adapter à plusieurs types de lecteurs. Dostoïevski l’a-t-il lu, je l’ignore, mais il a traduit Balzac – Eugénie Grandet, peut-être autre chose –, et j’ai trouvé dans Splendeurs et Misères des courtisanes quelque chose de dostoïevskien. Il y a une formule comme « Plus sa vie est infâme, plus l’homme y tient ; elle est alors une protestation, une vengeance de tous les instants » (p. 677), qui pourrait s’appliquer non seulement à quelques héros du romancier russe, mais à sa conception de l’homme.
De dostoïevskien, il y a aussi cette structure tourbillonnante, chacune des quatre parties accélérant par rapport à la précédente – il me semble que si on ôte les quinze dernières lignes, l’action de « La Dernière Incarnation de Vautrin » – la dernière partie, donc – s’étale sur une journée. Dans un sens, Splendeurs et Misères des courtisanes est un roman qui respire, puis part en apnée. Plus j’avance dans La Comédie humaine, plus je me dis qu’on a tendance à négliger un de ses thèmes principaux : le temps.
(1) Ces contrastes ne sont pas que sociaux. Il faut prendre Balzac au premier degré quand il parle, à propos de Collin et de Lucien respectivement, d’« (un démon possédant un ange attiré dans son enfer pour le rafraîchir d’une rosée dérobée au paradis) » (p. 813).