Avec cet ultime feuilleton, paru entre 1838 et 1847, Balzac achève son "cycle de Vautrin", commencé avec Le Père Goriot et poursuivi avec Illusions perdues. Malgré la réintroduction de la figure du poète maudit, Lucien de Rubempré, dès les premières pages de ce qui pourrait s'apparenter à une nouvelle plongée dans les milieux de l'aristocratie et de la bourgeoisie sous la seconde restauration, il ne faut pas s'y tromper, c'est bien cette figure du Mal universel incarnée par Vautrin qui représente le cœur de la trame narrative.

En effet, la séquence thématique qui confrontait Lucien Chardon devenu Rubempré aux misères de la création littéraire et de l'ambition dévorante, ou David Séchard à celles de l'inventeur, est ici bien close. Tout juste Balzac réserve-t-il, en début de roman, quelques bons mots encore une fois prophétiques à l'égard de la Presse ("ce cancer qui dévorera peut-être un jour le pays") Du reste la plongée dans l'univers immoral du journalisme ne semble plus ici être l'objet du réalisme balzacien, qui délaisse aussi l'ascension sociale de Lucien, devenu un simple pion sur l'échiquier d'un Vautrin travesti en abbé machiavélique.

En réalité, l'intrigue prend cette fois-ci la forme d'un récit policier, qui arrive à maturité après un feuilleton tragique entre Lucien de Rubempré et Esther Gobseck. La suite constitue une plongée fascinante dans le milieu du contre-espionnage, et de la justice de la fin de la seconde Restauration. On a souvent pu reprocher à Balzac de ne pas inclure de personnages issus de la classe ouvrière dans la comédie humaine. Mais en s'intéressant à l'univers inavouable des société criminelles secrètes, l'auteur semble combler ce manque. En insérant à l'occasion au sein de son étude de mœurs sa vision à la fois intransigeante, conservatrice et humaniste de la justice, enveloppée d'une intrigue ciselée et passionnante, mais dont les liants thématiques sont peut-être un peu plus abrupts que dans les Illusions perdues.

Le réalisme se veut ici aussi plus aride, plus austère, peut-être, que les prémices romantiques de l'amitié qui lie Lucien à David, l'atmosphère mystique du Cénacle, et l'ascension sociale fulgurante puis la chute du poète, même si les tirades morales dévoyées de Vautrin fascinent encore par leur actualité flagrante. On retiendra aussi la poésie manifeste déployée dans certains passages, comme les descriptions lyriques réservées au Palais de Justice, ou le dénouement carcéral tragique réservé à l'un des protagonistes, sans oublier la flamboyance des échanges épistolaires, dont l'un aurait pu inspirer à Baudelaire le titre de son recueil le plus célèbre ("C'est la plante vénéneuse aux riches couleurs qui fascine les enfants dans les bois. C'est la poésie du mal") Le style balzacien, s'il est donc ici mis au service d'une intrigue plus pragmatique, et peut-être plus hachée et feuilletonesque, n'en demeure ici pas moins à son apogée esthétique.

Il faut peut-être voir Splendeurs et misères et courtisanes comme un appendice thématique à Illusions perdues, une suite chronologique opérant un changement de focale, faisant de Vautrin la figure subrepticement centrale d'un cycle, qui s'inscrit dans une œuvre dont Marx disait qu'elle constituait le Capital en roman...
Jben
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le 14 juil. 2014

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Jben

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