"Tango de Satan" occupe une place résolument à part dans ma vie culturelle. Son adaptation cinématographique par Bélà Tarr, ma première rencontre avec ce cinéaste désormais dans mes premiers rangs, est le seul film à faire partie de mon top 10 alors que je l'ai noté 8. C'est vrai, des défauts l'empêchent à mes yeux d'être un chef d'oeuvre total... Mais, avec "Apocalypse Now" et "Il était une fois dans l'Ouest", il fait parti des films dans lesquels j'ai l'impression de vivre, qui m'accompagnent au quotidien, qui me hantent moi et mes visions de mon environnement. Je l'ai revu 2 fois, j'ai prévu de le revoir cet hiver, ce qui veut dire que, quand même, j'aurai pratiquement passé une journée entière devant ce mastodonte ! Alors bon, sa place était toute méritée, et ma curiosité pour le livre original toute trouvée.
Parce que l'adaptation est fort intéressante. Le livre en lui-même est finalement très cinématographique ! Son imagerie, puissante, qui sait damner les détails les plus signifiants du cadre des personnages ; les actions sont décrites de façon brèves, mais portées par un sens toujours métaphorique par rapport au chapitre concerné ; il a son propre rythme interne qui semble une source potentielle pour une adaptation en court-métrage comme en long-métrage (et au final ce sera le très long métrage !). Le style de László Krasznahorkai, aux points rares car constamment dans une houle de pensées orageuses (jusqu'à son paroxysme avec la retranscription du sommeil s'emparant des agriculteurs), est au plus près du malheur de ces pauvres gens. La ruralité, l'isolement, l'abandon, la tentation de l'espoir et les désillusions existencielles : tout cela dépasse largement les frontières du passif de la Hongrie avec le communisme, et transpirent de chaque batisse décrite. En cela, Tarr était juste le choix parfait, tant il a transcendé le matériau de base. Par contre, j'ai touvé le chapitre consacré au Docteur, et son quotidien tellement mortifère que même Marlon Brando aurait trouvé ça trop glauque, beaucoup plus beau et intéressant dans le livre que dans le film ; en même temps, celui-ci est tellement littéraire, il aurait fallu une mise en scène avec beaucoup plus de métaphores et surtout beaucoup moins de temps pour que son chapitre soit convaincant en film, je pense. Dans le livre, le style de Krasznahorkai sied magnifiquement bien à l'Ennui, et dégage finalement un portrait glacial de la Dépression, dans sa forme la plus crue et la plus extrême, appuyant encore plus là-dessus dans l'ultime chapitre. Ces chapitres, aux titres à la limite du Biblique, se lisent avec beaucoup de fluidité. Leurs propos sont fascinants, on comprend au fil de la lecture que cette histoire, si maigre en elle-même, est surtout totalement identifiable avec nos propres tourments, on y reconnait toutes nos campagnes pouvant être le reflet de notre propre malédiction, son universalisme trace un portrait politique et social impitoyable. Mais j'ai néanmoins trouvé que le pathétisme des personnages, et surtout leur bête méchanceté, pouvait être franchement caricatural. Je pense notamment à toutes les réactions autour de la pauvre petite, qui s'en prend plein la tronche même après sa mort (oui, même par sa mère), et ça va jusqu'à son prénom Estike (bon c'est vrai c'est pas ouf, mais quand même). Ca sert le propos global, certes, mais il aurait gagné à avoir un peu plus de subtilité, comme lorsqu'Irimias comprend l'inutilité de l'existence, et donc nous dévoile une part de vulnérabilité. Vulnérabilité juste anéantie lorsque l'on apprend les termes qu'il utilise pour parler de ses congénères, qui cherchent juste à être insultants dans une forme allongée. C'est un peu dommage, parce qu'ils restent néanmoins très intéressants, comme Futaki, premier personnage du roman. Il est démontré comme le "seul dangereux" justement par Irimias, uniquement parce qu'il n'a pas accepté son offre et a choisi l'errance (oui c'est difficile de faire une oeuvre plus dépressive que "Tango de Satan") : l'errance est le seul moyen d'être vraiment libre et hors du système pourri. Pas si facile que ça à supporter comme propos, et le fait que ce soit avec lui qu'on soit introduit dans l'univers si glauque du roman, cela nous incite indirectement à être dangereux. Alors, soyons dangereux !
En somme, le film de Bélà Tarr est un exemple d'adaptation, mais avec une base aussi réussie et surtout aussi inspirée par des éléments si cinématographiques (en même temps, n'oublions pas qu'il n'y a que le montage comme élément artistique qui n'appartient qu'au cinéma), on ne peut qu'être aspiré dans une tornade d'idées. Le genre de tornade dont on ne revient pas. Je n'ai jamais arrêté de danser avec ces pourris de la coopérative...