Le tango de Satan est un roman qui décrit sur quelques jours (dont le chiffre exact est ambigu, le temps et l'heure étant des données que l'auteur ne tranchera qu'à de rares intervalles, laissant le lecteur dans un sentiment de brouillard pluvieux et de mélancolie boueuse constant) la vie d'une petite communauté hongroise (d'environ une trentaine de personnes) et plus particulièrement le destin d'une douzaine d'entre eux.


Tous vivent dans une ville miteuse qui a connu l'espoir de jours meilleurs avec le communisme et la coopérative qu'il a permis puis le désespoir avec la déchéance de ceux-ci, la ferme collective ayant été pillé du plus clair de ses outils, les quelques restants sont devenus inutilisables de par l'action dégénérative du temps.


Mais la nature profonde de ceux qui devaient l'entretenir a aussi joué un rôle majeure dans le sort qui fut le sien, en effet les habitants sont égoïstes, comploteurs voire violents lorsqu'ils ne sont pas à l'auberge pour se souler jusqu'à ce que tango mélancolique puis léthargie générale s'en suive. Ou encore derrière leur fenêtre à contempler bêtement et passivement, attendant de la providence qu'elle les sauve de cette vie misérable, la pluie qui semble régner de manière hégémonique sur la météo du village, parfois secondée par une brume boueuse. Si je me permets ici d'essentialiser de cette manière la nature humaine, pourtant chose en soi et donc incognoscible me reprocheront les kantistes névrosés, c'est parce que l'auteur ne m'aide pas à leur trouver de points positifs. En donnant accès à la conscience et aux pensées de tout les personnages mentionnés au travers d'un prisme de lecture omniscient, on ne voit chez eux que la haine de l'altérité, avec par exemple la mère Kraner et son mépris des mécréants, quand ce n'est pas le désir libidineux de certains pour les grosses mamelles (Je ne fais que citer) de Mme Schmidt.


Mais si tout au long du livre le point de vue y est omniscient, sa lecture n'en est pas pour autant claire et simple. De par ses phrases longues - parfois interrompues par des tirets de ce style - et ses paragraphes ininterrompus, on alterne entre esquisse du climat ambiant (chose récurrente durant tout le livre, bien que l'on y répète souvent la même chose, à savoir la description d'une pluie torrentielle, cela n'est malgré tout pas un point négatif et plonge profondément le lecteur dans l'ambiance, d'autant plus si l'on écoute, comme je l'ai fait, un mix d'ost de Silent Hill avec de la pluie) et pensées des personnages. Les dialogues sont minoritaires dans tout cela, à tel point qu'ils sont littéralement parfois mis entre parenthèses.


De la même manière que l'on reprochait à Pasolini d'esthétiser la réalité du prolétariat et du lumpenprolétariat au travers de ses films, on pourrait reprocher au livre d'esthétiser la misère rurale au travers des magnifiques descriptions de ce lieu gris et morose (ceci dit il faut aimer la grisaille et son caractère mélancolique qui peut en déplaire certains) profondément prosaïque et familier. Le gris est tellement marquant dans l'imaginaire du lecteur, que Béla Tarr adaptera le livre au cinéma en noir et blanc.


Ces personnages pitoyables seront donc passifs pendant toute la première moitié du livre, à l'exception de la benjamine du village qui n'aura pour seules occupations que de tuer son chat et se suicider, à attendre l'arrivée miraculeuse de l'homme providentiel (et c'est à raison qu'ils pourront rappeler à certain les héros kafkaïens car l'auteur dissipera toute ambiguïté en reprenant des bribes de phrases du Château qu'il fera dire à ses personnages). Cet homme providentiel, lorsqu'il arrive, à partir de la seconde partie du roman (après 200 pages), sera méprisé et pris de haut par certains qui le considéreront comme un traitre pour avoir déserté cet enfer rural pendant plus d'un an. Cette idée d'un enfer est soulignée par la structure du livre qui est celle-ci: Partie 1: Chapitres 1 à 5 et Partie 2: Chapitres 5 à 1. Cette inversion de l'ordre des chapitres, censé être croissante, semble montrer soit descente aux enfers soit l'arrivée de l'antéchrist, inverseur de toutes les valeurs. Dès lors, la présence et les intentions de cet homme providentiel semblent ambigües. Mais c'est peut-être une vue de l'esprit des villageois qui doutent de tout, aliénés qu'ils sont par leur mode de vie ou bien par l'échec du communisme qui s'est traduit par une misère toute aussi collective. Une misère que le roman souligne par l'absence de toute technologie moderne chez eux, laissant encore une fois le lecteur dans le flou sur l'époque à laquelle se déroule l'histoire jusqu'à ce que soit mentionnés un avion et un camion à la fin du livre.

urbis
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le 30 juil. 2021

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