« — Ca doit faire un effet bizarre, non ? m'a-t-il demandé.
Le fait est. J'ai regardé ce qu'il me montrait. Tout en évisant, bien sûr (mais comment ne pas les percevoir), tous les lieux familiers que je traversais brutopiquement : ces rues que je parcourais à intervalles réguliers, à présent situées à toute une ville de distance ; tel ou tel café que je fréquentais et que nous longions maintenant, mais dans un autre pays. Je les maintenais en toile de fond, désormais, à peine plus présents que ne l'était Ul Qoma quand je me trouvais chez moi. »


China Mieville est décidément fasciné par les villes. Après Nouvelle-Crobuzon, capitale de Perdido Street Station peuplée d'une faune délirante et Lombres, face cachée de Londres dans le roman du même nom, voici donc Beszel et Ul Qoma, les deux villes justifiant le titre (malheureusement pas traduit) de The city & the city.

Deux villes étranges, car elles sont enchevêtrées sur le même territoire. Située dans l'ancienne Europe de l'Est, ce qui n'était qu'une seule métropole il y a plusieurs siècles s'est pour une raison inconnue séparé en deux cités-états distinctes. Sans créer une délimitation géographique claire, mais plutôt par volition des habitants : ceux d'une ville ignorent totalement l'autre ville. Vivant dans les mêmes lieux, partageant les mêmes rues, ils ne se voient pas, ne s'entendent pas, ne se sentent pas. Seul un poste-frontière physique permet de passer de l'une à l'autre et d'effectuer un minimum de commerce et de diplomatie entre ces deux villes ennemies. Et gare à ceux qui n'obéissent pas : une police spéciale aux pouvoirs étranges, la Rupture, est chargée d'arrêter ceux qui, justement, rompent les règles.

Aussi, quand une étudiante habitant à Ul Qoma est retrouvé morte dans Beszel, l'affaire semble simple pour l'inspecteur Tyador Borlú, c'est à la Rupture de s'en occuper. Mais l'enquête se corse lorsqu'on découvre que le cadavre a passé légalement la frontière et qu'il n'y a donc pas eu rupture. Le policier doit continuer son investigation et se rendre à Ul Qoma pour travailler avec ses homologues locaux. Difficile alors de collaborer entre des gens qui sont normalement habitués à s'ignorer. Là-dessus se greffe des actes politiques de toutes obédiences : de l'extrême droite xénophobe prônant la suprématie d'une ville sur l'autre à l'extrême gauche utopiste rêvant à la réunification en passant par quelques dirigeants agissant pour leur seul intérêt, chacun est mêlé de près ou de loin à ce meurtre.

A mi-chemin entre le néo-polar à la française et le roman fantastique classique, China Miéville réussit un tour de force : la précision de son écriture donne aux deux cités et à leur enchevêtrement une finesse et une justesse incroyable, laissant jusqu'au bout au lecteur le choix entre une interprétation psychologique et une fantastique du cœur du récit. Histoire, politique, social, économie, relations internationales : tous les aspects des villes sont concernés par l'intrigue, rien n'est oublié. Là où Perdido Street Station apparaissait comme un foutoir réjouissant où l'auteur se perdait parfois, The city & the city se révèle d'une rigueur exemplaire, le décor, les personnages et l'histoire s'entremêlant totalement. Hugo, Locus, Arthur C. Clarke, British science-fiction, World fantasy : ce roman a obtenu cinq prix anglo-saxons majeurs depuis sa parution en 2009. Gageons qu'il devrait en recevoir d'autres pour sa version française, notamment grâce au travail de sa traductrice, Nathalie Mège, dont les trouvailles pour les néologismes liés aux villes valent largement la version originale.
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le 16 nov. 2011

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