La justification des moyens
Sortis des cartons pas Van Gulik, sinophile émérite, puis traduit par ses soins, le juge Ti est ensuite devenu un élément important de la culture chinoise diffusée dans l'Occident (cf Detective Dee)...
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le 7 mars 2024
Avant de me plonger dans ce roman, j’ai lu avec grand intérêt sa longue préface en forme d’introduction par le traducteur (préface complétée par la postface du même). Ce traducteur n’est autre que Robert van Gulik (1910-1967), diplomate néerlandais et fin connaisseur de la culture chinoise à qui est attribué ce roman.
A la recherche d’une œuvre destinée à donner au public occidental un aperçu de tout un pan méconnu de littérature policière, son choix s’est porté sur un texte anonyme datant du XVIIIème siècle. Pour son travail de traduction (du chinois vers l’anglais), il a utilisé trois versions provenant de sources différentes de Wu-tsé-t’ien-szû-ta-ch’i-an (titre original chinois) ou Quatre grandes énigmes du règne de l’impératrice Wu pour lequel il a acquis la conviction (en raison de certaines maladresses, de style notamment), que la seconde partie (la quatrième énigme), n’était qu’un rajout par un auteur différent de l’original, peut-être pour des raisons commerciales. Il a donc décidé d’omettre cette partie, pour présenter l’œuvre sous le titre Dee Goong An, An Ancient Chinese Detective Story qui ne rend compte que de trois affaires.
Trois affaires criminelles résolues par le juge Ti (traduction de l’anglais vers le français par Anne Krief), met en scène un personnage qui a réellement vécu, de 630 à 700 de notre ère. L’action se passe donc à cette époque et le roman s’attache à faire comprendre comment l’enquêteur parvient à confondre les coupables qui restent à identifier (alors que dans ce type de littérature, on les connaît généralement depuis le début). Par contre, le texte intègre un aspect fantastique bien dans le goût du public chinois.
Particularité de ce roman, il imbrique trois enquêtes criminelles (ce ne sont pas trois épisodes différents), annoncées en début d’ouvrage comme étant « L’affaire du double meurtre de l’aube » , « L’affaire du cadavre mystérieux » et « L’affaire de la jeune mariée empoisonnée » avec une liste des personnages qu’on y croise. Tout est fait par Robert van Gulik pour préparer le lecteur occidental à une lecture inhabituelle dans les meilleures conditions. A la fois connaisseur et pédagogue, il omet des passages inutiles, prévient son public des goûts et habitudes chinoises, etc. Ce n’est donc pas une aberration de le considérer comme auteur de la version occidentale de l’œuvre. On y découvre les méthodes du juge Ti, enquêteur organisé, intelligent et subtil, très observateur et bon connaisseur des faiblesses humaines. Une lecture qui permet également de se faire une idée de la société chinoise de l’époque, même si van Gulik fait remarquer qu’il a laissé quelques anachronismes anodins.
Le fait que le roman comporte trois enquêtes distinctes ne gêne absolument pas. Deux sont menées de front et la troisième commence lorsqu’une des deux premières se termine. Ce qui peut faire mauvaise impression sur un public habitué à la littérature policière moderne, ce sont certains raisonnements bien hâtifs. Mais le juge Ti se montre fin psychologue et il tient compte des observations et témoignages, y compris ceux obtenus sous la torture (alors tolérée par le droit chinois). Il va même jusqu’à se déguiser pour pénétrer certains milieux et s’y faire sa propre idée. Déterminé, il ne se contente pas d’une conviction première. Et il n’oublie jamais que s’il commet une erreur judiciaire et fait exécuter un innocent, il peut (lui et ses subordonnés) le payer de sa propre vie. Enfin, il n’a aucun état d’âme lorsqu’il s’agit de faire avouer toute personne qu’il estime coupable, car aucune condamnation ne pouvait être obtenue sans aveu. C’est à ce prix que se fait sa réputation qui est excellente. On le dit impitoyable mais juste. A ce titre, il considère qu’il contribue à faire régner un climat de confiance vis-à-vis de l’appareil judiciaire qui fonctionne en toute transparence : audience et procès publics, où plaignants et accusés sont interrogés dans la même position très inconfortable, de façon à dissuader les plaintes fantaisistes. Pour la société chinoise, cette confiance est une garante de l’ordre public. Bien entendu, les lecteurs (lectrices) gardent toute liberté d’opinion sur les causes et conséquences des troubles à l’ordre public et sur comment les réprimer. A l’époque, la peine de mort s’appliquait en Chine, d’une façon très brute après le jugement, ce que le roman montre sans détour, selon l’attente du public nous prévient Rober van Gulik. Mon étonnement vient quand même d’une peine de mort prononcée et appliquée pour un complice non actif. On peut également remarquer que si la peine de mort est alors considérée comme dissuasive, elle n’empêche pas les assassinats. D’ailleurs, le juge Ti connaît bien les vices habituels qui en sont responsables. Ce qui n’empêche pas les badauds de se presser aux audiences du tribunal, de commenter la progression des enquêtes, de faire la réputation du juge et de se presser aux exécutions : par strangulation rapide ou lente ou encore par décapitation.
Les trois affaires traitées ici sont très différentes les unes des autres, l’une d’elles étant même le fait de la curiosité du juge Ti, puisque aucune plainte ne la provoque. Ainsi, le juge montre que sa méthode ne consiste pas seulement en l’instruction d’affaires à résoudre, mais aussi de surveiller ce qui se passe autour de lui pour débusquer les situations suspectes.
Le style peut surprendre. En effet, Robert van Gulik a fait des merveilles pour la traduction (agrémentée de quelques dessins originaux et de quelques-uns des siens), rendant le tout d’une lecture très agréable et vivante. Une littérature de type populaire qui conserve sa fraicheur, grâce à des chapitres assez courts qui apportent systématiquement des rebondissements ou enrichissement d’au moins une enquête. Bref, on ne s’ennuie jamais.
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le 13 déc. 2018
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