L’idée de départ (les deux idées de départ, devrais-je dire) valent ce qu’elles valent et sont même prometteuses : d’un côté, le parcours individuel d’une jeune femme qui se change en truie ; pas d’explication claire sur l’origine de cette métamorphose, qui gagne du terrain ou régresse suivant l’humeur de la femme et l’environnement auquel elle est confrontée. De l’autre, une espèce de fable d’anticipation nous contant l’ascension, puis la chute d’un régime totalitaire cruel et sanglant, dont tout le monde (mais surtout les femmes et les immigrés) aurait à pâtir. En soit, rien de mal à acoquiner ces deux sujets a priori très différents. Mais à ce moment-là, le premier problème survient : Marie Darrieussecq les marie très mal. Les deux histoires semblent indépendantes l’une de l’autre, n’interagissant jamais vraiment. La partie portant sur l’évolution de la dictature, à propos de laquelle l’auteur semblait vouloir nous dire des choses, est sans cesse reléguée en toile de fond. Sur la fin, même, l’écrivain (par le biais de son héroïne-narratrice) expédie le déclin du régime de façon éclair, nous parlant de guerre, d’épidémie, et puis de procès post-effondrement, sans que l’on comprenne bien de quoi il s’agit ni où nous en sommes. Et pour cause: durant ces évènements, la femme-truie du récit hiberne ou s’enfuit dans la nature (comme c’est pratique !)
Mais alors, le portrait de femme est-il réussi ? Dans un premier temps, on pourrait croire que oui : Darrieussecq nous l’introduit bien, et par un style bien caractérisé, quoique lassant par endroits (toutes ces lourdeurs et ce ton d’une niaiserie feinte-et d’autant plus agaçante qu’on la sait feinte-ça ne tient pas sur tout un livre, même court). Quelques piques font leur effet, c’est un peu drôle, légèrement piquant. Quelques scènes (décrites, comme le reste, à travers le point de vue de l’héroïne) arrivent même à restituer le caractère absurde voulu par l’auteur. Mais là, survient le deuxième problème : l’héroïne elle-même. Que Darrieussecq ait voulu mettre en scène un personnage stupide, je n’ai pas de problème avec ça : personne n’est obligé de mettre un prix Nobel au centre de son histoire, et certains écrivains s’en sont même très bien tirés en donnant corps à diverses formes de bêtise. Mais encore faudrait-il que le personnage évolue un tout petit peu au cours du récit, surtout si c’est entièrement par lui que l’on suit ce dernier. Et là, d’évolution, point. Néant. Ah, si, une petite rebuffade à la fin, pour la forme. C’est tout ! La majeure partie du temps, le personnage principal fait du surplace, passant de sa forme humaine à sa forme porcine (et inversement), sans vraiment se secouer. Et comme elle reste crétine du début à la fin, son point de vue sur les choses reste perpétuellement faussé, engourdi, comme encrassé par une idiotie qui empêche le lecteur d’y voir clair. On a l’impression, parfois, d’avoir été contaminé par cette myopie dont l’héroïne se dit atteinte au cours du livre : impossible de discerner un état de fait ou des enjeux quelconques.
Alors, certes, il est possible de distinguer, de façon assez évidente, un sous-texte féministe qui se dégage de l’ensemble : la protagoniste (à laquelle Darrieussecq n’a pas donné de nom, comme pour souligner sa privation de toute individualité) est réifiée, réduite à l’état de femme-objet, d’instrument de jouissance. Elle-même perpétue, sans s’en rendre compte, l’aliénation dans laquelle on l’a enfermée, consacrant l’essentiel de ses préoccupations à, dans l’ordre : son apparence, son poids, et le souci de plaire aux hommes avec qui on la force à coucher. Ce serait donc le récit de l’émancipation d’une femme...et non. Parce qu’on aura beau chercher, jamais on ne la verra sortir de cette mécanique. Elle continuera de répondre à tous les pires clichés associés au genre féminin : passivité, émotivité, absence de réflexion, soumission, romantisme éperdu, pudibonderie, abnégation...elle aura toujours (sauf dans les deux dernières pages, c’est dire), ce besoin d’être prise en charge. Qu’on décide pour elle. Tout au long du livre, elle se laissera guider sans poser de question. Et voilà comment un discours qui se voulait féministe prend une tournure des plus misogynes. Du Pauline Harmange en version roman, qui enferme les femmes dans une petite case bien définie en prétendant vouloir les en délivrer. Constater que ce faux féminisme a derrière lui bien plus d’années d’existence qu’on ne le croyait (le livre est sorti en 1996), ça flanque le cafard. Tellement qu’on craint d’en devenir un soi-même, du seul fait d’avoir lu un livre qui, tout compte fait, n’en valait pas tellement la peine.