Un petit mot sur le contexte (oublions le con texte de présentation par l’éditeur qui, justement néglige ce point), le grand tort de l’auteur est d’avoir adhéré au parti nazi (qui plus est persistant et signant, côté autrichien en 1933, puis allemand en 1936). Ce texte est-il répugnant pour autant ? En France on a bien Céline, alors si vous permettez, ma critique concerne le roman avant toute chose. Le côté rassurant, c’est que Doderer a pris ses distances par la suite. Mais, que voulez-vous, un tel engagement ne s’oublie pas. Intéressant à remarquer, puisque ce roman (paru en 1938 en Allemagne) rappelle que chaque décision a ses conséquences. A ce titre, le tout début est remarquable, en annonçant le programme (à l’image du titre), tout en ménageant un suspense sans faille :
« L’enfance, c’est comme un seau qu’on vous déverse sur la tête. Ce n’est qu’après que l’on découvre ce qu’il y avait dedans. Mais pendant toute une vie, ça vous dégouline dessus, quels que soient les vêtements ou même les costumes que l’on puisse mettre. »
On imagine bien que ce qui va dégouliner toute sa vie durant, sur la tête de Conrad Castiletz, le personnage central, n’est pas que de l’eau.
Malgré sa tendance à endormir sa vigilance (avec le mouvement régulier du train de la vie qui avance, imperturbable), Heimito von Doderer sait parfaitement où il veut mener son lecteur, dans le train où il a pris place (Conrad, Doderer, le lecteur), un train qui, une fois qu’il est monté dedans, le conduira dans une direction pour laquelle il n’a plus le choix, à part descendre plus tôt que prévu…
Ce roman demande un vrai effort au lecteur. Parce qu’il est imprimé dans un lettrage particulièrement petit et parce que Doderer se fait un malin plaisir de nourrir son intrigue de nombreux détails et situations qui ne sont pas exactement ce qu’on attend d’un roman à énigme. Sans être subjugué, le lecteur suit Conrad qui avance continuellement, à tâtons certes, dans une direction qui le mènera progressivement vers une enquête qui aura des conséquences inattendues.
La première partie montre l’enfance de Conrad dit Kokosch. Le roman est écrit par un auteur né à Vienne en 1896. Influence de Freud et de la psychanalyse ? Difficile de savoir dans quelle mesure. Toujours est-il que le détail de l’enfance de Conrad n’est pas du tout anodin. Milieu familial aisé, mais un père aux accès de colère incontrôlés et une mère qui le défend mal. Qualifiée de petite nature, la mère meurt brutalement, laissant les deux hommes de sa vie désemparés. L’enfance de Conrad est marquée par « l’époque des tritons. » Il avait observé des plus grands que lui capturer ces animaux. Animé d’un désir d’imitation, il en avait débusqué aussi, sans vraiment réaliser que les garçons avaient d’autres buts que les siens. Conrad avait placé quelques-uns de ces tritons dans un aquarium de sa chambre, pour les observer (de manière générale, dans la vie Conrad est généralement plus observateur qu’acteur). C’est dans une discussion avec son seul ami, que Conrad atteint un véritable état de conscience, en reconnaissant ne pas savoir exactement pourquoi il s’était décidé à chasser les tritons. Cet ami, Conrad en garda longtemps un souvenir, sous la forme d’une lettre à laquelle il avait d’abord eu l’intention de répondre, mais que finalement il conserva comme une sorte de relique. Une relique qui connut un sort lié à un concours de circonstances, comme tout ce que l’auteur nous fait découvrir ici. Car, si la lettre-relique échappe finalement à Conrad, celui-ci comprend en retrouvant son ami des lustres plus tard, qu’elle ne pouvait pas lui servir comme il comptait (au cas où).
Très révélatrice, cette pensée de Conrad un soir dans son lit « Oui, c’est ça, bien-sûr, - vivre. » On notera au passage l’usage particulier de la ponctuation. A ce titre, le style de Doderer est particulier, puisqu’il décrit longuement l’enfance de Conrad avec les drames familiaux qui le marquent, des vacances en famille où il ne se passe apparemment pas grand-chose de notable, puis son apprentissage amoureux et ses débuts dans le monde du travail, avec la rencontre de nombreux personnages (très belle galerie). Mais il donne beaucoup d’informations au passage sur les milieux dans lesquels Conrad évolue, les mentalités. Il prend son temps pour détailler quelques anecdotes qui nourrissent son roman et son intrigue.
L’intrigue évoquée par le titre ? On pourrait dire qu’elle ne vient sur le tapis qu’à la moitié du roman (sur quelque 380 pages). Il s’agit du destin de Louison Veik, la sœur de Marianne, l’épouse de Conrad. Louison a été retrouvée morte dans le compartiment d’un train, avec une sale blessure à la tête. Une mort survenue le 25 juillet 1921, dans le train de Stuttgart à Berlin, aux alentours de la ville d’Erfurt semble-t-il. Mort jamais élucidée depuis 8 ans. Conrad finit par apprendre qu’un homme a été soupçonné mais finalement relâché faute de preuves. De Louison, il reste un portrait qui montre à Conrad qu’elle avait largement de quoi éclipser sa charmante épouse. Le détail qui incite Conrad à enquêter est que, la date et le lieu lui font penser qu’il est fort possible qu’il ait été dans le train où Louison a trouvé la mort. Mais les souvenirs de Conrad sont un peu vagues car lointains, à l’époque il avait 14-15 ans.
On pourrait reprocher à la trame du roman de jouer de façon un peu systématique avec les coïncidences qui s’enchainent. Mais, tout cela s’étale largement dans le temps. Au tout début, Conrad avait son innocence pour lui, avec son libre-arbitre, ce pourquoi il a choisi d’arrêter de chercher des tritons. Sa vie est marquée par un certain nombre de choix. Tous ses choix finissent par avoir des conséquences. Dans certains cas, cela prend du temps et Doderer montre bien que, certaines énigmes pourraient ne jamais être résolues. C’est bien parce que Conrad y met toute son énergie qu’il résout celle qui l’intrigue. C’est vrai que ses rencontres importantes sont parfois incroyables, mais Doderer illustre à merveille ce qu’il annonce au tout début. On peut s’échiner à suivre une destination, il faudra de toute façon faire avec les intentions des autres. Le roman ménage un suspense remarquable quant à l’énigme policière. Le chapitre 48 (sur 51) qui apporte la clé est éblouissant. La façon de faire de Doderer tient du style d’un Henry James (pour le style) et d’un William Wilkie Collins pour la résolution de l’énigme.
Il faut donc parfois un peu s’accrocher pour suivre Doderer et Conrad dans leurs investigations, mais le jeu en vaut largement la chandelle. Pour conclure, cet extrait du chapitre 48 :
« C’était vraiment la lumière de la grâce qui éclairait maintenant sa conscience. Non ce n’était pas cette erreur débile d’aiguillage dans son âme d’enfant, cette « bêtise » qui avait « détruit sa vie » (de quoi était-elle faite à part ça ?) mais - elle était sa vie, sa vraie vie, hier comme aujourd’hui, non, comme il y a deux heures. Et ce qui en avait tenu lieu pour ainsi dire durant les longues années qui suivirent n’était qu’un camouflage derrière lequel on se préparait à bien vieillir. »
Encore une fois, l’usage de la ponctuation… Enfin le message concernant l’influence de l’enfance dans une vie s’accompagne d’un constat qui tient en quelques mots : si nous subissons un certain nombre de choses (indépendantes de notre volonté), ce que nous sommes au final c’est la somme de ce que nous avons fait. Le destin est une chose, la conscience et la volonté nous appartiennent néanmoins (même celle de chasser les tritons).