Enfer et paradis

Bonjour.

Il y a de ces écrivains dont on lit une trentaine de pages, et dont on sait à qui on a affaire. Dans "Un pied au paradis", Ron Rash est de ceux-là : la narration qui paraît un peu lente dans les premières pages, passe vite au second plan au profit de descriptions, tant de l'environnement que des sentiments. On nous dit presque tout. Des gens, caractérisés par quelque tranche de vie, du paysage, de la terre, d'une rivière, des saisons et des couleurs particulières d'un couchant argenté, du tabac, vert puis brun, ou des yeux acajou d'une femme. Du regret d'une amitié perdue, d'un frère, d'une femme, d'un père, d'un enfant.

D'entrée, avec Ron Rash, on n'est pas là en touriste. On est invité à s'incarner dans le temps long de la terre, et en chaque personnage.

Dans ce but, de façon à pénétrer plus profond en eux, Ron Rash désintrique l'intrigue, désenlace les personnages en séparant chaque point de vue. Là où la comédie humaine ressemble souvent à une frénétique folie "faite de bruit et de fureur, ne signifiant rien", ici, dans la lenteur des choses de la terre, émerge chaque caractère face à sa propre destinée, face à ses propres mobiles, ses propres actes, son propre destin façonné par celui des autres et lié à eux.

Le style se veut souvent respecter un parler "paysan" qui contribue bien à donner sa couleur véridique à l'histoire.

On peut ici rendre hommage à Isabelle Reinharez, une traductrice assez exceptionnelle, qui, respectant les effets de style, a su si bien rendre en français ce goût de terroir très présent dans l'original.

À travers un fait divers se dessinent des traits profondément humains. Un récit au temps long où l'on ne s'ennuie pas, attaché à y lire séparément le point de vue et le ressenti de chaque protagoniste. En ce sens c'est une peinture qui n'est pas sans rappeler celles de Scarlett O'Hara ou des Raisins de la Colère et de bien d'autres, de ces nombreuses sociétés paysannes, ici américaine, universellement répandues dans un ancien monde agricole que le 20 ème siècle a englouties dans ce qu'il est convenu d'appeler "le progrès" et ses aberrations : le déracinement, la grande ville, ses HLM, ses EHPAD... " Mais c'est là une autre histoire."

Un seul bémol au "paradis", quand la fin du roman rassemble les protagonistes en un même sombre tableau, justement. Les traits et les couleurs, si nettes auparavant dans chaque conscience, deviennent une peinture brouillée, brouillonne et dramatique. Comme un quotidien aux contours incertains. Sûrement le dernier coup d'œil de l'auteur sur un monde tel qu'il n'a pas voulu le montrer : hors contrôle.