Voici un roman à l’ampleur russe, au souffle ample et épique, un monument élevé à ce grand peuple asservi par l’ère communiste bien plus essentiellement que par les Tsars.
Roman éclaté, il suit comme par arborescence le destin de quelques familles plongées dans la Seconde Guerre mondiale en gardant pour centre l’enfer de Stalingrad. Véritable trou noir du récit, ce désastre semble engloutir le destin d’un peuple se heurtant à son double / ennemi : le nazisme.
En son centre, se trouve ce fascinant échange entre un officier nazi insomniaque Liss et un prisonnier bolchévique Mostovskoï « Quand nous nous regardons, nous ne regardons pas seulement un visage haï, nous regardons dans un miroir. Là réside la tragédie de notre époque. Se peut-il que vous ne vous reconnaissiez pas en nous ? Que vous ne retrouviez pas votre volonté en nous ? Le monde n’est-il pas pour vous, comme pour nous volonté ? (…) Si c’est vous qui gagnez, nous périrons, mais nous continuerons à vivre dans votre victoire. » Notre monde devrait méditer ce message qui confronte les deux idéologies les plus meurtrières du 20 ème siècle: le communisme et le nazisme…
Le fil d’Ariane de ce couple monstrueux se situe dans les chapitres consacrés à une famille juive persécutée, les Strum dont le père est un chercheur en physique nucléaire. Ceux évoquant l’antisémitisme commun entre les russes et les nazis fait du roman une illustration glaçante du règne de Janus au 20ème siècle. Et le personnage de Strum, chercheur génial qui voit ses découvertes étouffées sous une bêtise antisémite russe qui n’a rien à envier à l’antisémisme des nazis, fait alors éclater cette idéologie porteuse de sa propre destruction puisqu’elle choisit l’ignorance et la régression plutôt que la science « juive » - avant de soumettre le scientifique en le privant de sa liberté intérieure dans les méandres d’une bureaucratie prise de folie.
Le siège de Stalingrad est décrit avec précision ( Grossman l’a vécu personnellement) ; il marqua le tournant de la guerre et précipita les nazis dans leur néant ( des pages étonnantes nous font pénétrer l’esprit de Hitler qui, face à la défaite se sent redevenir humain ) ponctué de remarques jamais lourdes ni didactiques et stupéfiantes de justesse et de concision dans un roman de plus de mille pages : « Il existe un droit plus grand que celui d’envoyer les hommes à la mort sans se poser de questions, c’est celui de se poser des questions en envoyant des hommes à la mort. »
L’autre trou noir de l’espèce humaine nous fait accompagner dans la chambre à gaz une femme qui a pris en affection un jeune garçon durant le transport en wagon vers les camps. L’insoutenable immersion dans la scène, aboutissement d’un parcours funèbre décrit auparavant dans de nombreux chapitres, est suivi de pages magnifiques où Grossman, cédant à un lyrisme qu’il ne se permet que rarement, évoque la mort, des pages que j’aurais voulu écrire tant elles font écho à ce que je sens en moi: « Les étoiles se sont éteintes dans le ciel nocturne, la Voie lactée a disparu, le soleil s’est éteint, Vénus, Mars et Jupiter se sont éteints ; les océans se sont figés, les millions de feuilles se sont figées, et le vent a cessé de souffler, et les fleurs ont perdu leurs couleurs et leurs parfums, le pain a disparu, et l’eau a disparu. L’Univers qui existait en l’homme a cessé d’être. » Cette beauté même, inexistante chez Levi, Antelme, Semprun, ou Wiesel, est terrible.
On trouve des moments de délicatesse étonnants, comme ce jeune garçon seul dans le wagon qui l’emmène à la mort, conservant une chrysalide dans une boîte d’allumettes, sa seule compagnie, qu’il va libérer au moment de se rendre dans la chambre à gaz, pour qu’elle se transforme et vive.
Il y a cette ultime bienveillance d’un commandant russe héroïque d’une maison encerclée par les troupes allemandes contesté par sa hiérarchie parce que dans son enfer, il ne veut plus faire de paperasserie, qui , attiré par une jeune radio et se rendant compte qu’elle est amoureuse d’un jeune soldat, les mutera tous les deux avant que la maison ne soit détruite – échappant par sa propre mort au procès pour trahison que lui préparaient ses supérieurs.
Il y a enfin, de la part de cet homme qui a analysé au plus près les idéologies et leur commune inhumanité, cette affirmation que, le mal étant partout, la bonté peut triompher en l’homme, pas « ce grand bien si terrible, (mais) la bonté humaine dans la vie de tous les jours . ( La bonté) d’une vieille, qui, sur le bord de la route, donne un morceau de pain à un bagnard qui passe, c’est la bonté d’un soldat qui tend sa gourde à un ennemi blessé, la bonté de la jeunesse qui a pitié de la vieillesse, la bonté d’un paysan qui cache dans sa grange un vieillard juif. C’est la bonté de ces gardiens de prison, qui, risquant leur propre liberté, transmettent des lettres de détenus adressées aux femmes et aux mères. Cette bonté privée d'un individu pour un autre individu est une bonté sans témoins, une petite bonté sans idéologie. On pourrait la qualifier de bonté sans pensée. La bonté des hommes hors du bien religieux ou social. »
Un chef-d’œuvre.
Je viens de découvrir l'épisode de Répliques consacré à Grossman. Les passages choisis par Fienkielkraut sont en grande partie ceux que j'ai choisis pour illustrer cette critique. Je me sens proche de Fienkielkraut ( et encore plus depuis qu'il a été l'objet d'une haine écoeurante de la part d'un gilet jaune condamné d'ailleurs pour cela cette semaine par la justice).
https://www.franceculture.fr/emissions/repliques/vie-et-oeuvre-de-vassili-grossman