Il est étrange de constater que si beaucoup de gens connaissent Vie et destin, c’est très rarement pour avoir préalablement lu Pour une juste cause, et d’autant plus que la plupart des lecteurs de l’un n’ont jamais lu l’autre, alors qu’il est le premier tome du précité. Qu’à cela ne tienne, il n’est pas forcément nécessaire de lire l’un pour suivre l’autre, c’est tout au moins un prérequis très pratique.
Car il n’en faut que peu pour être plongé dans les 1173 pages ce roman pantagruélique. Plongé dans une foultitude d’endroits sur lesquels la guerre influe de près ou de loin, dans une masse labyrinthique de personnages que l’on se plaît à retrouver chaque fois que Vassili Grossmann y revient (on a même droit à Staline), dans des situations aussi variées que des conflits amoureux jamais barbants ou des dilemmes moraux idéologiques captivants, le lecteur se retrouve, qu’il le veuille ou non, plongé dans la tourmente de la guerre russe, qu’elle soit militaire ou civile. Si l’action au sens des combats se fait malgré tout relativement discrète, l’action au sens plus global ne s’arrête jamais quant à elle, même lors des réflexions de l’auteur sur les convergences paradoxales des deux systèmes totalitaires en guerre.
Grossmann, en prenant le parti de la longueur, se plonge malheureusement dans quelques défauts, notamment quelques lourdeurs narratives (pour le style… si vous parlez et lisez le russe, on vous laisse avec le manuscrit), ou un manque de dramatisation dans la peinture des destinées les plus tragiques des personnages. L’atmosphère de guerre plane sans cesse au-dessus de ce paysage littéraire monumental autant qu’il se fait parfois relativement discret dès que l’on passe chez les civils.
Grossmann manie malgré tout l’art de la transition du récit à la réflexion avec un brio exemplaire, tout est d’une limpidité admirable et le lecteur ne perd jamais le fil de sa plume. Dans les frasques de l’antisémitisme, de la transformation sociale du communisme et du bolchevisme, dans cette fresque antibolchevique provocatrice à l’extrême, où chaque personnage est un humain aussi admirable qu’atroce, le lecteur ne peut que se sentir concerné, face à une vision du monde défiant tout manichéisme (malgré ce que peut vendre la 4ème de couverture) et brûlant d’une justesse aussi désarmante.