Rebecca Kuang, après avoir bluffé tout le monde avec sa trilogie fantastique The Dragon Republic, m'avait happé l'inconscient, le propulsant dans l'un des interstices qui résident entre les langages. Je sais, dit comme ça, c'est difficile à comprendre; mais c'est bel et bien ce que je veux dire, et le mieux pour me suivre sur ce terrain, c'est d'aller lire BABEL, là, maintenant, tout de suite, sans attendre, séance tenante, immédiatement, quoi, vous êtes encore là?
Yellowface est donc le premier roman "mainstream" de RF Kuang. Entendez par là qu'il ne relève pas d'un genre particulier. Mais ce n'est pas qu'un polar et il serait étrange de le ranger dans la catégorie "littérature blanche".. puisque ce n'en est pas. C'est de la littérature jaune. Mais pas jaune comme vous le croyez.
Bon. Vous avez compris que Kuang est quelqu'un qui aime naviguer entre les courants; et c'est pour ça que je l'aime. Qu'il faut l'aimer. (Oui, toi aussi, au fond, qui ne lis que du Stephen King.)
Pour dire à quel point elle aime naviguer en eaux troubles (j'emploie ce mot dans son sens le plus frissonnant, catégorie "Vous me troublez; surtout, n'arrêtez pas, je vous en supplie.."), le concept même de Yellowface est quasi-impossible à traduire aisément en français. "Visage jaune" n'a guère d'impact raciste; et "face de citron" est plus une insulte qu'une mauvaise habitude sociale (puisque cela renvoie au concept de "blackface"). Il faudrait chercher entre deux. (Au passage, si vous avez été choqué/e par ces expressions, c'est que vous vivez dans un cocon pré-XIXe siècle; il est vraiment temps de sortir du stade larvaire. De toute façon, n'ayez crainte: aucun éditeur français n'aura les couilles de titrer ce livre comme il le faudrait. Je parie ici un porte-avions en platine irradié contre un Schtroumpf en plastique que l'édition française portera un titre "inoffensif".. pardon, je voulais dire "sensitive-proof".
Allez, je résume l'histoire en deux coups de cuillère à pot: une jeune romancière blanche réussit enfin à percer grâce au dernier manuscrit d'une romancière asiatique à succès morte, manuscrit qu'elle a littéralement prélevé sur son cadavre. Mais tout se paye et la vérité finira par faire ce qu'elle fait de mieux: sortir du puits, nue et redoutable.
Avec cet argument, Woody Allen (celui des années 90) nous aurait fait un bon petit thriller; et Donna Tartt nous aurait fait une suite intéressante au Maître des Illusions. Mais RF Kuang va beaucoup plus loin et nous propulse à travers le miroir de la complaisance (attention aux éclats coupants) dans les limbes du racisme décomplexé chronique de l'espèce blanche de peau ; vous savez? celle qui colonise la planète depuis six siècles et répand son "modèle" industrialo-culturalo-civilisationesque comme s'il était inévitable, génial, unique et volontaire. Et qui n'a toujours pas compris les sens du mot "normal".
C'est fort, c'est habile, c'est jubilatoire, c'est sans concession, c'est une preuve de plus que le métissage sauvera l'humanité, ça ne plaira pas aux cons et c'est tant mieux. Et quand je vois que RF Kuang n'a que 26 ans, je me dis que je ne vivrai jamais assez vieux pour savoir jusqu'où elle ira.