Le jeu de rôle est un médium de niche, éclipsé par son homologue vidéoludique et pratiqué par une poignée de passionnés d’imaginaires. Maître de jeu aguerri, Alex de la Iglesia n’a jamais cessé de clamer son amour du jeu de rôle, en particulier l’Appel de Cthulhu tiré de l’univers d’H.P. Lovecraft, un des plus grands mécènes de l’horreur, dont l’ombre planait déjà dans ses précédentes œuvres. 30 Monedas, autant dans sa construction narrative que dans ses thématiques n’est que la conséquence directe de cet amour.
Une des plus belles réussites de 30 Monedas se trouve dans son générique ultra-stylisé qu’on ne se lasse pas de revoir épisode après épisode. Sorte de mini-court-métrage d’introduction, il permet de donner un sens au titre de la série par une représentation sans compromis de la crucifixion du Christ, trahi par Judas pour trente pièces (ou Monedas). La séquence est ponctuée par des percussions et des cuivres tonitruants, accentuant le sentiment que l’horreur qui attend nos héros (ou plutôt nos joueurs) est inexorable. Après une scène d'ouverture aussi prenante que surprenante, la série nous immerge immédiatement dans son décor principal : un petit village espagnol perdu dans les montagnes. Trois protagonistes se détachent de la multitude de personnages qui composent cette communauté : Elena, la vétérinaire perspicace et séduisante, Paco, le maire naïf et gentil et Padre Vergara, le nouveau prêtre du village au visage buriné et à la musculature étrangement développée. Ensemble, ces personnes que rien ne semblaient réunir, vont devoir faire face à une conspiration mondiale liée au Vatican.
Une campagne dans l’Appel de Cthulhu se caractérise en une suite de scénarios reliés par une trame (en général une secte ou une divinité maléfique) auxquels les joueurs doivent survivre s’ils veulent sauver le monde de la destruction. Chaque scénario pouvant prendre deux ou trois sessions de jeu à terminer, on voit bien l’investissement que demande ce genre de pratique. Dans 30 Monedas, un épisode représente un scénario de la campagne. Ainsi, les premiers épisodes s’apparentent plus à des histoires procédurales où les protagonistes devront enquêter sur l'événement paranormal du jour. Puis, à mesure que l’histoire avance, et que le crescendo horrifique est lancé ; les épisodes prennent en importance (s’autorisant même un petit détour en Syrie) jusqu’à un dénouement final, souvent fatidique pour les héros de la campagne. C’est dans cet art de la mise en scène que réside tout le savoir-faire rôliste d’Alex de la Iglesia.
On sent l’amour du réalisateur pour son univers, traité avec une pureté et une honnêteté assez rare de nos jours où le genre horrifique est monopolisé par une tendance psychologisante. Le fantastique est alors cantonné à des hallucinations ou à un traitement en hors-champ, souvent artificiel. Dans 30 Monedas, les créatures n’hésitent pas à se montrer dans toute leur dégoulinante monstruosité, sans jamais qu’on ne doute de leur existence. La série se revendique d’une horreur plus traditionnelle, plus pulp dans la lignée des films d’exploitation des années 80/90. À ce titre, le manque de budget des effets spéciaux peut se faire ressentir (tare habituelle d’Alex de la Iglesia toujours plus ambitieux que ses moyens) mais le plaisir que prend le réalisateur espagnol à filmer l’indicible nous fait passer outre ces limitations.
Pour ce qu’elles ont d’innovants, la structure narrative et l’écriture d’un point de vue plus global, alourdit un récit qui aurait gagné à être d’une plus grande simplicité. Dans ce village peuplé de couards et de badauds, Alex de la Iglesia peine à faire ressortir l’hypocrisie et l’indécence de ses personnages, chose qu’il réussissait admirablement bien dans ses précédents films. En dehors des protagonistes auxquels on a déjà du mal à s’attacher en raison de certains choix ou actions qui nous paraissent illogiques (mais logiques dans le cadre du jeu de rôle), les personnages secondaires n’ont pas assez de temps d’écran pour être vraiment développés, dans les cas où ils ne plongent pas carrément dans la caricature. Lorsqu’on a tendance à comprendre des points clefs de l’intrigue trois ou quatre épisodes avant les personnages principaux, il est inévitable de ressentir des longueurs, surtout en milieu de saison. Une autre problématique se trouve au niveau de la santé mentale, thématique essentielle à l’univers de Lovecraft, qu’Alex de la Iglesia ne traite peu ou pas du tout. Les personnages vivent des situations impossibles qui devraient remettre en question leur rapport à la réalité et possiblement les rendre fou, mais ces évènements restent sans conséquence sur leur psyché, souvent balayés par des dialogues quelconques sur leur état d’esprit.
Il est regrettable qu’une des seules (voire la seule ?) adaptation de jeu de rôle avec un budget conséquent, souffre autant de lacunes d'écriture, outil pourtant central de tout maître du jeu. Nous ne serions d’ailleurs pas étonné d’apprendre que la série est la retranscription d’une campagne menée par Alex de la Iglesia avec ses amis. 30 Monedas n’en reste pas moins un plaisir qu’on ne saurait bouder tant son originalité est rafraîchissante.
Critique originale : https://www.lecroqueshow.com/post/critique-30-monedas-comment-adapter-une-campagne-de-jeu-de-r%C3%B4le