« Le voilà ! »
« Taisez-vous ! »
« Il vient. »
L’homme-orchestre approche d’un pas décidé. Il monte en haut de l’estrade, défait les plis de sa tenue noir et blanc, et commence à agiter les bâtons. Sa prestance impressionne, comment peut-il se tenir, là, face à tous ses spectateurs et ne pas ressentir une certaine gêne ?
Il tend les mains, et le concerto pût enfin commencer.
« Bonjooooooooooouuur. »
Dans un brouhaha de voix…
« Je suis un youtuber, un youtuber, complètement différent des autres ! »
« Oui ! Il est ! Oui ! Il est complètement différent ! »
« Regardez-moi ! Je suis dissident ! Ecoutez-moi ! Ecoutez ce que j’ai à dire ! »
(Les percussions s’élèvent du coin droit de l’amphithéâtre. Ils gesticulent avec leurs gros tambourins. En main, leurs baguettes qu’ils abattent froidement sur les cymbales. En haut de cette foule importante, l’homme-orchestre leur répond avec empathie.)
« Nous ! Nous sommes, ces chers tambourins de droite ! Chaque mouvement de tes bras, nous réveille ! Nous réveilleuh ! Oh oui ! Continue à nous parler sur ce ton ! Continue à discuter de choses qui nous plaisent ! Les bourgeois de gauche… nous envahissent ! Ces crétines de féministes nous pourrissent la vie ! »
« Eh oui ! » clame l’homme-orchestre.
« Usul ! Est une sale petite peste ! Saint Usul, le démon de gauche ! »
« Oh oui ! » plussoie l’homme-orchestre.
« MJ, quel sacripant en devenir ! Il aime les trans, et les racisés, les Marvel et les Disney ! »
« Argh ! La lumière parmi les lumières ne sera plus, mes enfants ! » jubile l’homme-orchestre.
« Et ce Jihem Doe ! Ah oui ! Ce con de Jihem Doe ! Ses carences lui sont montées au cerveau ! Oh ! »
« Ah ! Je l’atomise ! Ah ! Je désintègre sa B12 ! Ah ! Les écolos vont finir en compost maison ! Oui ! » réplique l’homme-orchestre.
« Mais oui ! Parle moi de jolis choses, homme-orchestre ! C’est tellement beau Nietzsche, c’est notre modèle ! Ah oui ! Ohhhhh ! Ahhhh ! Mais qu’est ce qui nous arrive ? Quelle est cette sorcellerie ! Ohhhh ! Nous sommes répudiés ! »
« Oui ! Je vous répudie ! Ah ah ah ! » ricane l’homme-orchestre, « Ahah ! Je déteste Rochedy ! Ah Ah ! Je détruis vos modèles un par un ! Ah ah ! »
« Non ! Moi qui te croyais comme moi ! »
« Oh oh ! Je continue ! Les potiers vont y passer ! Je vous déteste fan de moi ! Oh oh ! Plus de potiers, et de buste de Napoléon ! »
« Non !!! Je me désabonne-bonne-bonne ! Ohhhhhhhhh ! Je m’en vais de cette chaîne ! Recherche, je, je recherche un meilleur modèle d’influence ! »
« Hi hi hi ! Les droitards. Je vous fais disparaître un à un ! Une à une, vos percussions sont castrées ! Plus de bruits, plus de sons ! Mon bingo vous coupe la chique ! Les hommes d’influence ! Hi hi hi ! Dégagez ! Pas de coloscopie pour moi, ni de vertèbres déplacées ! HI HI HI ! »
« Non ! Pas Stéphane Edouard ! C’était un Dieu pour moi ! Tous mes modèles meurent ! Ils n’en restent plus rien ! Je suis fini ! Adieu !!!! AHHHHHHHhhhhhhhh…… »
(La mort des percussions, on ne les entend plus autant qu’avant. Nombreux ont conjuré le sort de la clochette youtube. Dans les tranchées de cette guerre infâme, les réprouvés restants deviennent les afficionados, battant en brèche tous commentaires dissidents.)
« Oh ! Mon cher Homme-orchestre ! Je t’aimeeuhhhh, je t’aimeuxxxx ! Tu es si spéciale comme Youtuber, tu es si dissident ! »
« Dent pour dent ! Œil pour œil ! »
« Oui ! Oui ! » reprend l’homme-orchestre sans se départir de son sourire, « Oui ! Oui ! Commentez ce que je veux bien entendre, mes mignons, mes dauphins, mes pélicans ! »
« Oh ! Que tu as de grandes lunettes de soleil, Homme-Orchestre. »
« C’est pour mieux te snober, mon enfant. »
« Oh ! Que tu as de grands livres de philosophie, Homme-Orchestre. »
« C’est pour mieux me différencier de vous, mon enfant. »
« Oh ! Que tu as de grandes machettes, Homme-Orchestre. »
« C’est pour mieux découper tes convictions, mon enfant ! »
(Chants murmurés…) « Zététique… Rhétorique … Zététique … Rhétorique... »
« Encore ! »
(Chants qui baisse de plus en plus…) « Nietzche… Nietzche… Bergson… Bergson… »
« Plus fort !!! »
(Chants qu’on arrive à peine à retranscrire) « Américains, pas bien… Chinois, très bien… Français très bien… Américains, pas bien… »
(L’homme-Orchestre y met le hola ! Plus de voix, juste lui, sous son estrade, illuminé par une lumière divine. L’obscurité a aspiré les derniers droitards. Dans un petit coin, à gauche, de nouveaux instruments se font entendre. Ce ne sont plus les percussions, mais bien les Cordes.)
(D’un geste de la main, la lumière se fit et une toute petite portion de gauchiste apparut !)
« Oui ! C’est nous ! Les gauchistes laissés de côté par ta rhétorique… »
« Oui, c’est vous. Et qu’avez-vous à dire ? Dans cette salle ! »
« Nous t’aimons mais pas trop. Nous t’aimons mais pas trop. »
« Oh mais pourquoi ça ? Si vous ne m’appréciez pas, je ne pourrai m’élever au-dessus des autres chaînes ! Mais regardez, contemplez, mes autres sujets ! »
« Oh ! Ah ! Hi ! Il aime le même cinéma que nououuuuuus. »
« Le cinéma bourgeois, je l’aime mais qu’est ce que je l’aime. On a pas le droit de dire que c’est pourri, que le cinéma français craint, car je l’adore, personnellement, oh que oui, je l’adore. Les mississipis des dialogues, les histoires de minorités, les plans statiques. Oh oui. »
« Oui, oui, mon cher Moizi, tu nous émerveilles de tes avis sur Jeanne. Sur Jeannette. Quel joie, enfin un youtuber qui parle de vrais films. »
« Eh oui. Je suis spécial. »
« Et ces longs métrages que tu faisais, de l’art abstrait, oh oui, Leprodiss…. sa place est dans un musée. »
« Eh oui, j’ai une vision. »
« Et ces références littéraires. Mon dieu, tu nous a trouvé au bon moment. Il n’y a que nous qui lisons, les prolétaires eux, sont nos amis, mais un peu trop cons. Pas vrai ? »
« Ah…. Mais je suis comme eux, il est vrai. Ah… »
« Ah oui… il faut le répéter autrement on l’oublie. Ah oui… Ah !!! Ahhhhhha ! J’ai mal, quel est ce mal ? Mal être entier, que m’arrive t-il ? »
« Ah ah ah ! Je t’ai eu familles des Cordes Bobos de gauche, je t’ai eu ! Ah ah ah ! Dans mon top 2015, eh oui, HACKER ! AH ! J’aime le cinéma gros budget ! »
« Non ! »
« J’ai regardé tous les Marvel ! »
« Non ! Mais pourquoi ne pas l’ignorer ? »
« Car je suis dissident, car je suis spécial, personne ne m’aimera à 100%. Je suis un marginal, ah ah ! »
« NOooooooooooooon…. »
(Les cordes baissent drastiquement d’un ton. Il n’y a plus personne dans la salle. Seul, le Surhomme Orchestre continue à jouer des pieds et des mains. Il a fait taire tout le monde. La salle est enténébrée mais il subsiste une petite pointe de lumière.)
(D’un geste, et il réveille tous ses fans.)
« Je suis le Youtuber, le plus spécial… Je sépare tout le monde, qu’est ce que ça fait du bien. »
« Ouuuuuhhhhhhhhh. »
« Être détesté, quel plaisir. Être apprécié, quelle jouissance. »
« Ohhhhhhhhhh… Ahhhhhhhhhhhh… »
« Mais qui suis-je mes écoliers ? »
« Tu es… Anal Génocide…. Rien qu’avec un nom pareil. Tu divises, mon cher Moizi. »
« Mais qui suis-je, mes étudiants ? »
« Tu es…. Anal Génocide…. Notre professeur qui nous dicte ce qu’on doit penser. »
« Mais qui suis-je, mes lyçéens ? »
« Tu es… notre seul youtuber…. Tu as viré tous les autres. Maintenant, je ne regarde plus que toi. »
(Une énorme sarabande de cloches se fait entendre. 75 000 au total. Chacun y va de son éclat, de son abonnement.)
« Quand tu regardes l’Anal, l’Anal regarde en toi. »
« Celui qui sait commander trouve toujours ceux qui doivent obéir. »
« La vie sans Anal Génocide, est tout simplement une erreur. »
« Ce qui tue mes références, me rend plus fort. »
(Et les voilà prêts, à prêcher les bons chants.)
« Bonsoiiiiiiiiiiiiiiirrrr. »
(Sans grand éclat, la scène se termine sur ce mot. Le silence est pesant. Le public s’en va, content d’avoir pu analyser de près, une œuvre magistrale, celle d’un homme, dont la seule œuvre, est de manipuler les autres.)
(L’un d’entre eux, sort précipitamment de la salle. Il court, à travers la rue, on ne le voit pas passer. Aussitôt chez lui, voilà qu’il s’empare de son ordinateur. Le concerto continue avec le bruit des touches qui frappent des mots. Un commentaire, une critique sur une vidéo d’Anal Génocide, quelle belle façon de prolonger la musique. Alors il se tait, réfléchit. Son espace youtube s’étend face à lui, vaste entité de fumisterie. Evite-t-il de la regarder en face ? Oui. L’abime se meurt.)
(Au lieu de taper sur le clavier, il préfère emprunter un autre outil. La souris joue sur l’écran, elle vole au-dessus de toutes les chaînes posées sur liste noire, chacune barricadées par le grand Anal Génocide en personne.)
(C’était bien la dernière chose à faire. La musique se tut. L’orchestre n’apparaîtrait plus sur son accueil. En fait, il n’avait jamais existé, à part dans mon esprit. Juste une symphonie qui tourne en boucle, en drama inutile dans ma tête, tout ça afin de survivre dans la jungle des vidéastes.)
(Un clic… et la cloche de l'école se brisa.)