Je pense qu’on peut l’affirmer aujourd’hui sans sourciller : 2024 est l’année de l’explosion médiatique de Dany et Raz.
Une première interview de Jean-Luc Mélenchon himself au cours d’un de leur Zawa Show dès la fin janvier ; un passage d’une heure sur les ondes de France Inter en juin ; la production de Societer..., le prochain projet d’Usul pour la fin de l’année : les deux larrons du Twitch game sont en train de s’imposer comme des figures incontournables de l’Internet politique français.
Un sacré parcours, l’air de rien, pour un duo qui s’est constitué en 2020 dans la galère des squats parisiens alors que la plateforme d’Amazon n’avait pas encore la popularité qu’on lui connait aujourd’hui, mais un parcours qui aura fini par payer, donc. Leur succès est aujourd’hui acté par tout le monde, à droite comme à gauche, sur le net comme au sein de la presse classique. Socialter vante les mérites de ces « trentenaires touche-à-tout [qui] s’aventurent aussi bien derrière la caméra que sur les planches pour réveiller une parole de gauche jugée trop lisse et trop bourgeoise », quand la Croix va jusqu’à parler de « consécration » pour ces « streamers à l’ancrage à gauche assumé » et à « la popularité croissante ». Un constat globalement partagé par les deux influenceurs de gauche Pas Dühring et Yohan Pavec du Canard réfractaire qui évoquent à leur sujet un « travail politique très très bon, très très positif, très inspirant. »
Mélenchon lui-même, au déclenchement des législatives anticipées de 2024, actera ce nouveau statut qu’il avait contribué à forger quelques mois plus tôt, d’abord en lançant un raid depuis son propre stream – Allô Melenchon – durant lequel il dira d’ailleurs des deux anciens squateurs « [qu’]ils sont super forts dans la manière d’amener les gens à la réflexion politique », puis carrément en revenant au Zawa Show pour une seconde interview fleuve, et cela en pleines turpitudes électorales.
Dany et Raz au cœur du jeu politique des législatives.
Ça y est. Ils y sont. Ils sont devenus des acteurs incontournables de la gauche d’internet…
…Et j’avoue que ça me sidère.
Plus que leur succès qui me sidère, ce sont davantage les qualificatifs employés à leur égard qui me foudroient. « Travail positif et inspirant » qui « réveille une parole de gauche trop lisse et bourgeoise »… Et qui « amène les gens à la réflexion politique » ?
Non mais, on parle vraiment des mêmes Dany et Raz, là ?
Parce que, bon, moi je veux bien qu’on les trouve sympas, drôles, ou divertissants nos deux zigotos. Là n’est pas le problème, ni même la question d’ailleurs. Par contre, ce sur quoi il va vraiment falloir qu’on se penche c’est sur tout le reste, notamment sur cette idée selon laquelle leur travail conduise réellement à de la réflexion, et notamment à de la réflexion politique de gauche.
Abordons déjà la question du format.
Dany et Raz, concrètement, en termes de contenu, c’est quoi ?
C’est d’abord des lives Twitch ; à comprendre, pour les non-initiés, de la discussion en direct, entre nos deux influenceurs d’un côté et les internautes connectés sur le chat de l’autre, le tout le cul vissé sur une chaise, face caméra, autour d’un sujet d’actualité politique, et cela pendant trois ou cinq heures, plusieurs fois par semaine.
Alors je me doute bien que, pour les habitués de la plateforme, il n’y a rien qui puisse surprendre dans ce que je viens d’énoncer ici, mais sitôt s’agit-il de s’interroger sur ce qui pourrait être le format le plus propice à une réflexion politique quotidienne, qu’immédiatement celui imposé par les standards de Twitch a de quoi laisser perplexe.
Parce que moi je veux bien entendre les arguments lancés par les premiers intéressés pour défendre une telle formule. Raz expliquait notamment il y a peu, lors du passage du duo sur France Inter, que « c’est du temps très long. Ça veut dire que – c’est inédit par rapport à la télé – on peut passer deux heures et demie à parler d’une vidéo de quinze minutes et parler en profondeur d’un contenu […] et ça c’est ce qui change tout. » Ce à quoi avait d’ailleurs renchéri Dany : « si le chat se met à un instant à parler de quelque chose, on peut passer quinze minutes à parler de totalement autre chose et rigoler, et débattre, et revenir après dans le sujet. »
Alors dans l’idée, moi je dis « pourquoi pas ». Seulement, en pratique, moi je trouve que ce n’est clairement pas ce qui se passe lors de leurs fameux lives Twitch.
Parce que, concrètement, s’enquiller quatre heures d’affilée de Dany et Raz, c’est surtout se retrouver avec du flux totalement décousu. Ça lance une vidéo et puis, sitôt lancée, ça interrompt en permanence le contenu pour des choses souvent futiles. La vidéo de react sur leur passage à France Inter est en cela un cas d’école. On interrompt pour éclater de rire, pour commenter les fringues de chacun, les gueules ou la diction des gens. On interrompt aussi pour lancer des hurlements, des slogans, parfois juste pour faire des « Oooooh ! Oooooh ! » Ce n’est pas du temps consacré à la réflexion ou à la critique ça. C’est juste de la fioriture de kéké. De l’habillage. Du style. Mais d’un point de vue réflexif, c’est usant au possible.
De toute façon, et de manière générale, suivre une discussion de Dany et Raz, c’est usant. La forme de leur propos privilégie clairement la posture à la pensée. Chaque phrase est laminée par une multitude de mots n’ayant que pour unique but de produire du sociolecte clanique. « El famoso » ; « turbo » ; « lain » ; « lame » ; « take » ; « cuck » ; « bandeur » : « basé » ; « dooming » ; … Ça n’arrête jamais, ça rend le propos imbitable et surtout ça fait artificiel au possible.
Donc déjà, non, le format long, avec Dany et Raz, c’est déjà clairement un énorme problème pour conduire une véritable réflexion. Je crois d’ailleurs n’avoir jamais regardé un live Twitch en entier. A chaque fois l’ennui et l’usure l’ont emporté avant la fin. Mais bon, tout ça c’est peut-être aussi lié au fait que – outre le problème de la forme – se pose aussi incontestablement le problème du fond.
Le fond…
C’est quoi le fond chez Dany et Raz ? Comment leurs revues de presse permettent de parler « en profondeur » de l’actualité politique ?
Pour s’en faire une idée sans avoir à se faire aspirer son quotidien durant des heures entières de live Twitch, il existe depuis juillet 2021 une deuxième possibilité pour profiter du contenu produit par Dany et Raz : les Best of publiés sur YouTube. Le superflu y est élagué, l’essentiel y est retenu : l’idéal pour qui veut avoir accès au cœur de l’analyse offerte par les deux streamers au sujet de l’actualité politique.
Qu’en ressort-il ? Pour le vérifier, j’ai décidé d’aller voir comment ils avaient traité les derniers grands moments politiques qu’on a connu dans le pays : élections présidentielles et législatives de 2022, réforme des retraites de 2023, répression de Sainte-Soline la même année, crises endémiques dans les DROM et les COM, mouvement enseignant de la Seine-Saint-Denis de 2024, réforme de l’assurance chômage, européennes et législatives anticipées de 2024. Et là, le résultat a été assez interpellant.
Concernant les deux campagnes électorales de 2022, difficile de vraiment tirer de conclusion tant, à ce moment-là, la chaîne n’était pas encore pleinement investie par les deux streamers : les posts y sont encore rares et donnent peu de lisibilité sur leurs activités quotidiennes. Par contre, pour ce qui est de la période qui concerne le mouvement contre la réforme des retraites (qui s’est étalé grosso modo de mi-janvier au début juin 2023), on a davantage de matériau dans la mesure où pas moins de 37 vidéos y ont été postées.
Parmi celles-là, une sortie au tout début du mouvement qui parle de la grève à venir (La grève générale est-elle possible ?) ; une autre, sortie un peu plus tard, se consacrant à la manière dont a été ratifiée la réforme (Retraites, révolution, dissolution, 49,3. On fait le point.) et une dernière évoquant les manifestations (Manifs sauvages, manifs syndicales, les banlieues absentes ?). Ce sont les trois seules vidéos qui abordent frontalement le mouvement.
Alors certes, on pourrait éventuellement ajouter à ces trois vidéos-là quelques autres publications évoquant les performances de Jean-Luc Mélenchon ou Louis Boyard sur les plateaux (ce qui porterait le total à six vidéos) mais, pour le reste, soit on a affaire à des vidéos sur ceux qui veulent détrôner ou cancel les Insoumis (deux vidéos), soit on retrouve aussi parfois des vidéos sur d’autres figures politiques ou médiatiques du moment comme Sandrine Rousseau, Hugo Clément ou François Hollande (trois vidéos). Mais pour le reste, on préfère surtout parler des autres streamers tels Usul (deux vidéos), Thais d’Escufon (deux vidéos), Oussama Amar (deux vidéos), Kroc Blanc (une vidéo), Acermandax et Psyhodelik (une vidéo) ou bien encore El Rayhan (une vidéo). Enfin, pour compléter l’ensemble, notons d’autres vidéos thématiques sur des sujets plus ou moins récurrents : la masculinité, le féminisme, la misogynie, les cucks, les Japonais puceaux, les moches, la muscu’, l’entreprenariat, l’argent gagné grâce à Twitch, le père de Dany, l’ancienne émission de Dany et… Houria Bouteldja.
Tout ça dit déjà quelque chose.
Qu’est-ce que ça dit ?
Ça dit déjà les priorités politiques des deux zozos : trois fois plus de vidéos sur des thématiques identitaires, individuelles, morales, communautaires, plutôt que sur la grande actualité sociale et politique du moment. Et encore, sur ce petit quart, les deux tiers sont en fait consacrés à des figures politiques soit qu’on juge, soit dont on commente les faits et gestes, plutôt qu’on ne mène une vraie analyse de fond sur une situation ou un événement politique.
A cela, vous allez peut-être me rétorquer : oui, mais à quoi bon s’étaler si l’essentiel a été dit ? Certes, mais justement. Qu’est-ce qui a été factuellement dit au cours de ces trois seules vidéos ?
Sur les 40 minutes consacrées à La grève générale est-elle possible ?, on a juste eu le droit à de la spéculation sur les chiffres et sur la nécessité de voir les bataillons de grévistes augmenter pour que le gouvernement se mette enfin à considérer le rapport de force et… Et bah c’est tout quoi.
40 minutes de pures spéculations qui bouclent et qui bouclent encore. De temps en temps on se rappelle ses propres souvenirs de premières mobilisations ; souvenirs qui ne sont d’ailleurs prétextes qu’à un bref rappel historique à hauteur de nombril et quelques auto-fellations au passage, mais rien qui n’aille au-delà. Qu’aura-t-on retenu de tout ça ? Que la grève va être longue, que le gouvernement va jouer la carte de la guerre d’usure et qu’il va falloir tenir bon… 40 minutes qui auraient pu tenir en 4… Et encore, en quatre minutes, je pense qu’il y avait clairement moyen de pousser un peu plus loin l’analyse du mouvement social. (Et c’est un euphémisme.)
Et le souci c’est que ce bilan est plus ou moins le même concernant les 27 minutes consacrées à la vidéo intitulée Retraites : révolution, dissolution, 49.3 ? On fait le point. Alors certes, dans celle-ci on trouvera bien un moment durant lequel Raz explique le principe de la motion de censure qu’implique l’engagement de la confiance du gouvernement via le recours au 49.3. Mais tout le reste, encore une fois, ce n’est que de la spéculation ; spéculation qui – au mieux – ne fait que reprendre ce qui a déjà été dit ailleurs, mais en se montrant ici moins synthétique et moins clair.
Au final, qu’est-ce qu’on aura vraiment appris ? Pas grand-chose.
S’être coltiné des heures de visionnage de Dany et Raz nous aura-t-il permis d’y voir plus clair sur l’actualité ; de bénéficier d’une analyse plus approfondie que dans la presse classique écrite ou télé ? Franchement, j’ai du mal à voir comment on pourrait répondre à cette question par l’affirmative.
Actons donc au moins ça : Dany et Raz n’analysent pas l’actualité, ou peu, et encore moins l’actualité sociale.
D’ailleurs, combien de vidéos ont été publiées sur YouTube au sujet des giga-bassines de Sainte-Soline et de la répression policière et judiciaire qui en a découlé ? De ce que j’ai pu en voir : zéro. Sur la grève des enseignants du 93 ? Zéro. Sur la crise du milieu hospitalier ? Zéro. Sur la condition des agriculteurs et de l’état du secteur agricole en général ? Zéro. Sur les morts au travail que désormais l’Humanité décompte ? Zéro. Sur la crise des DROM COM ? …Ah ! Là, une et une seule : celle récemment publiée sur la Kanaky-Nouvelle-Calédonie. Par contre, pour ce qui est de la crise endémique que connaissent ces dernières années / décennies Mayotte et les Antilles : que dalle… Et je suis gentil : je ne vais pas aborder la question de l’actualité internationale pour ne pas trop charger la barque.
Mais alors du coup c’est quoi, dans les faits, regarder du Dany et Raz ?
Dany et Raz en fait, ce n’est pas une promesse de réflexion. Dany et Raz c’est juste une promesse de doxa (sans mauvais jeu de mots). Regarder leurs lives, c’est surtout regarder deux trentenaires produire des cours magistraux à leur public ; des cours magistraux qui entendent définir quoi penser, quoi savoir, comment juger, comment se représenter les choses.
Pour s’en convaincre, il suffit juste de considérer comment ils parlent à leur chat. Reprenons juste quelques moments de cette fameuse vidéo intitulée La grève générale est-elle possible ?
« Ah les caisses de grève ? Eh ! Fermez-la ! Vous croyez qu’un mouvement de grève générale dans le pays c’est avec 150 000 balles que ça va changer quelque chose ? Là vous vous voilez la face. C’est très bien. Il faut le faire. C’est cool. Y a la caisse de grève : donnez. Sans, c’est pire. Mais arrêtez de croire que c’est ça qui va être la solution. »
« Nous là on pense aux jeunes qui manifestaient pour la première fois, ou depuis pas longtemps, ou ça peut être notamment aussi vos amis, vos parents, pas forcément vous, vous, mais y a un truc là clairement c’est que moi je vois du coup qu’il y a un enthousiasme suite à cette première journée qui prend les gens au cœur […] et, évidemment, servez-vous en, continuez de vous mobiliser mais faîtes belek (sic), parce que le combat va être rude, les gens. Parce qu’il faut savoir que le premier round c’est facile, mais c’est quand tu n’as plus de cardio que c’est là que tu peux te faire coucher. Ça, n’oubliez pas. C’est les règles de la boxe. […] Ça va être long, donc préparez-vous-y. Ménagez votre enthousiasme. Utilisez-le pour vous dire : ça va être dur, mais à un moment donné il va y avoir l’épuisement, il va falloir tenir à ce moment-là. »
Mais franchement, à qui on parle comme ça ? « Faites ceci », « ne croyez pas cela », « fermez-la », « utilisez votre force pour ceci », « préparez-vous à ça… »
Ces mecs parlent aux gens comme à des gosses qui ne savent pas penser. Et d’ailleurs, Dany comme Raz ne les incitent pas à penser. Ils disent ce qu’il y a à faire ; ce qu’il y a à penser. Et c’est là que le temps long de Twitch prend tout son sens. Ce genre d’injonction, ça n’a d’emprise et d’impact que si c’est martelé, quotidiennement, pendant des heures, au beau milieu de gentilles blagues entre copains.
Dany et Raz, ce n’est pas un contenu qui questionne. Dany et Raz, c’est un contenu qui conditionne.
Alors après, peut-être qu’ils seront malgré tout encore quelques-uns à vouloir défendre nos deux lurons, et cela malgré leurs méthodes et leurs contenus. Peut-être rétorqueront-ils que « oui bon, c’est peut-être vrai ce que tu dis là, la grenouille, mais n’est-ce pas là un mal nécessaire pour un certain public ? » Après tout, ne vaut-il pas mieux qu’une jeunesse égarée tombe entre les mains d’un Dany et d’un Raz afin d’être ensuite ouverts aux vertus du camp de la gauche plutôt qu’on les laisse se faire happer par les vils influenceurs de droite avant qu’ils n’aient eu le temps d’éveiller leur conscience ? La bataille des idées ne se joue-t-elle pas aussi sur ce terrain-là et avec ces outils-là ? N’est-ce pas justement en ça que Dany et Raz sont « très forts dans la manière d’amener les gens » et qu’ils produisent « un travail très très positif » et « très inspirant » ?
S’il y en a vraiment qui, parmi celles et ceux qui lisent ces lignes, pensent sincèrement les choses ainsi, alors je vous invite à lire la suite parce qu’elle a clairement été rédigée pour vous.
Attention – accrochez vos ceintures – révélation : Dany et Raz ne sont pas de gauche.
Allez, j’apporte tout de suite une nuance histoire de ne pas céder un peu trop facilement aux charmes des formules choc. Je corrige donc : Dany et Raz ne savent pas ce que c’est que d’être de gauche, et d’ailleurs ils n’en sont pas totalement. Pire, ils le deviennent de moins en moins.
Alors, vous vous en doutez bien, je ne vais pas me contenter de vous balancer ça comme ça sans plus de justification. Non. Moi je ne vais pas vous asséner une doxa. Je vais au contraire vous livrer à un questionnement, voire pour être plus exact, je vais d’abord commencer par vous livrer à quelques questions.
Question n°1 : c’est quoi être de gauche ?
Si vous croyez qu’être de gauche c’est aider les pauvres et défendre les minorités, je vous l’annonce tout de suite : vous adhérez à un référentiel de droite pour définir la gauche. Parce qu’en effet, historiquement et politiquement parlant, la gauche comme la droite définissent avant toute chose un positionnement politique par rapport à l’ordre en place. Sont classés à gauche celles et ceux qui veulent a minima réformer l’ordre en place dans le but de transiter progressivement vers un autre ordre, quand se retrouvent classés à droite celles et ceux qui entendent préserver cet ordre.
Or, l’ordre actuellement en place étant libéral et capitaliste – deux qualificatifs auxquels on pourrait éventuellement adjoindre des logiques qui peuvent en découler tels que l’impérialisme ou la société de classe – il faudrait donc au moins chercher à remodeler ou atténuer ces aspects-là de notre société pour être classé à gauche. De ce fait, simplement vouloir aider les pauvres et défendre les minorités pour que ces derniers puissent être intégrés au sein de la société libérale et capitaliste, c’est certes charitable, mais c’est juste vouloir que chacun ait sa place au sein de l’ordre actuel. Dit autrement, au regard de la situation actuelle de la France, défendre de telles positions vous situerait mécaniquement à l’aile gauche de la droite, dans la mesure où vous ne faites qu’appeler à la mise en place d’aides et de soutiens pour que tout le monde puisse intégrer le système libéral-capitaliste. Et si, bien évidemment, je me permets de rappeler ça dès le début de nos interrogations, c’est d’une part pour rappeler que positionner les gens selon une grille gauche / droite, ce n’est pas forcément ce qu’il y a de plus pertinent politiquement parlant, mais c’est aussi – bien sûr – pour d’autre part poser des éléments concrets à partir desquels positionner Dany et Raz sur ce fameux spectre gauche / droite. D’où d’ailleurs la question suivante…
Question n°2 : quelle est la position de Dany et Raz sur le modèle capitaliste ?
Sur ce sujet, aucune ambiguïté possible dans la mesure où les deux streamers y ont répondu frontalement dans une vidéo intitulée Sommes-nous anticapitalistes ?
Dans cette vidéo publiée le 12 novembre 2022, ils réagissent à une conférence de Frédéric Lordon dans laquelle l’économiste atterré évoque son projet de « renverser le capitalisme ». Sitôt l’idée est-elle énoncée que Dany la questionne tout aussitôt d’un : « on met quoi à la place ? » Raz enchaine : « le problème de l’incantation de renverser le capitalisme parait tellement impossible que les gens ont appris à ne plus espérer ça, je pense. Et c’est l’une des raisons de l’échec et du manque de réussite de la gauche anti-capitaliste et possiblement révolutionnaire. »
Le chat se manifeste alors : « donc vive le capitalisme ne changeons rien ? », ce à quoi Raz répond : « mais j’ai pas dit ça. Genre vraiment, je… Je sais pas… »
Sur la question du capitalisme, Raz ne sait donc pas.
Dany, lui, enchaine quelques idées éparses : « à une époque, on pouvait se branler en disant : on va instaurer le communisme. Aujourd’hui c’est moins le cas. Parce que le communisme bah d’abord, ça continuerait d’être productiviste à mort, du coup quid des pays du Sud aujourd’hui. Ça fait partie de la réflexion du gauchiste moyen. » Il enchaine alors sans transition sur Bernard Friot : « ton salaire à vie c’est bien mignon, mais les Français vont s’acheter des Switch et des télés avec – et tant mieux hein ! – mais qu’est-ce qu’on fait du reste du monde ? » Ce à quoi conclura Raz : « Mélenchon a un programme capitaliste […]. Mais je ne suis pas en train de dire tant pis. Je suis pas en train de vous dire qu’il ne faut rien faire et qu’il faut devenir un capitaliste machin mais… » et il n’y aura jamais de suite.
Donc si je résume : Dany et Raz ne sont pas pour le capitalisme, mais d’un autre côté on ne va pas être contre non plus, parce que, d’une part, « there is no alternative » tu comprends, et puis surtout, d’autre part, on ne va quand même pas s’empêcher de s’acheter des Switch, des télés et de rouler en bagnole ! Quitte à ce qu’il n’y ait pas d’alternative, autant profiter du système en se faisant plaisir, non ?
Et je tiens à préciser que je n’extrapole pas du tout, là. C’est littéralement ce que le duo a affirmé lorsqu’il a été question de réagir à l’organisation du premier GP explorer par Squeezie, en octobre 2023.
« Énormément de gens disent, "c’est pas écolo", se plaint Raz dans cette vidéo intitulée L’avis de notre chat sur le GP explorer rend fou. Mais c’est justement un des arguments qu’a donnés Squeezie ! On va au Mans [comme ça] on déplace rien car tout est déjà sur place ! […] Pourquoi j’adore ? Parce que pendant dix heures c’était de la frappe avec tous les streamers que j’adore qui étaient dans des voitures et c’était trop bien. […] Vous voulez pas être heureux parfois les gauchistes ? »
Le message est donc clair : j’ai envie de jouir, donc j’accepte le système qu’on me propose et j’avale la pilule de greenwashing qu’on me tend pour que je puisse m’assoir sur mes convictions le temps d’un instant…
Enfin, je dis « le temps d’un instant »… En fait je devrais plutôt dire « tout le temps », parce que, l’air de rien, ce discours, il fait echo à pas mal d’autres prises de parole du duo, notamment celle-ci tenue par Raz deux ans plus tôt dans une vidéo intitulée Peut-on matrixer le public de Psyhodelik ? : « tu vois par exemple nos fringues, l’appart, la PS5, nos styles de vie… Déjà ça correspond à ce qu’on est et à nos aspirations professionnelles. Mais même, moi le truc c’est que la culture passe avant la politique. Moi, typiquement, la mode, le jeu vidéo, le cinéma, sont étroitement liés à l’industrialisation et au capitalisme, mais je veux quand même continuer d’en profiter, même si je sais bien sûr que c’est égoïste. Mais j’ai vraiment envie de continuer à en profiter parce que ce sont des passions qui m’animent et qui me rendent la vie plus douce, moins amère, plus joyeuse quoi… »
Une adhésion égoïste donc que Dany a d’ailleurs fini lui aussi par entériner au cours de la fameuse vidéo sur l’anticapitalisme. « Tu as le droit d’être critique du système actuel qui est le capitalisme – on voit bien ses erreurs […] – c’est pour ça qu’on est critique, qu’on est puissamment critique, et qu’on le restera et qu’il faut le rester et qu’il faut faire attention parce que là on va commencer à nous proposer des lois, des machins – ça de toute façon c’est obligatoire hein. A un moment donné il ne va plus y avoir de la viande, on va avoir de moins en moins à bouffer, enfin bref c’est là où il va falloir se montrer particulièrement vigilant. »
Rester critique, donc… Mais pour ne surtout pas se faire chourrer sa part du gâteau. Par contre, tant que le capitalisme continue à produire nos sources matérielles de jouissance, pourquoi lui nuire ? Pourquoi même chercher à le faire ? C’est d’ailleurs très certainement la raison pour laquelle, lorsque le fabricant de repas en kit HelloFresh leur a demandé un petit encart de sponsoring contre un petit cachet, ni Dany, ni Raz n’ont jugé nécessaire d’être critiques à l’encontre de cette firme allemande pourtant concernée par une affaire de maltraitance animale sur ses produits laitiers et dont le mode de consommation alimentaire qu’elle promeut est parmi les plus impactants écologiquement. Parce que, non : pas un mot sur tout ça. Par contre, Raz a vraiment bien pris la peine qu’on sache tous que depuis sa première opé HelloFresh […] « [il ]n’[a] jamais enlevé l’abonnement. » Il vit sa « meilleure vie avec HelloFresh » parce qu’il prend « la formule où c’est trois repas pour deux » et pour seulement 50 balles, il bénéficie de « cinq repas vraiment stylés, donc ce qui est vraiment de la frappe. »
Ah ça c’est être « puissamment critique ». C’est de la frappe, il n’y a pas à dire…
Tout ça, on en conviendra, ne fait pas très « pensée de gauche ». D’ailleurs, on serait même clairement en droit de se demander sur quel point Dany et Raz pensent en opposition au système. Parce que non seulement ils adhèrent de facto à la société capitaliste de consommation mais, en plus de ça, quand on les écoute bien, ils adhèrent même totalement à cette autre mamelle de l’ordre actuel qu’est le libéralisme. C’est d’ailleurs même la troisième question que je vais me permettre de poser, pour la forme…
Question n°3 : Dany et Raz sont-ils opposés au libéralisme ?
À ce sujet, les deux influenceurs ont encore pour eux le mérite de la clarté, surtout Raz. Dans la vidéo intitulée Peut-on matrixer le public de Psyhodelik ?, il y explique notamment qu'il faut « réussir à parler aux entrepreneurs parce que le prolétariat a été poussé à vivre en auto-entreprise », ce qui offre aussi « des points d'entrées dont la gauche peut se servir : travailler sans patron, rejeter le salariat, avoir la capacité de s'organiser ». Un idéal d'auto-entrepreneur auquel il assume d'ailleurs adhérer, comme quand, dans Sommes-nous anticapitalistes ?, il reconnaît que s'il est autant attaché à ce privilège de produire sur Twitch, c'est surtout « pour ne jamais retourner dans le salariat. »
Cet idéal entreprenarial, on le retrouve à nouveau defendu – mais cette fois-ci de concert avec Dany – dans cette fameuse discussion au sujet du GP explorer. Ça va même plus loin puisque, dans ce cas-ci, c'est toute la structure socio-économique libérale qui se retrouve validée. Car lorsque ce bon vieux Squeezie décide de s’organiser un vrai Grand-Prix de Formule 4 pour lui et ses potes – ce qui est ici l’une des manifestations les plus évidentes d’un loisir de classe privilégiée – Dany et Raz n’arrivent même pas à voir toute l’incongruité qu’il peut y avoir à faire passer pour une œuvre de charité (puisque Squeezie a quand même eu le culot de poser ce défi comme un achievement d’événement caritatif) un trip de gros riches qui – cerise sur la gâteau – a été financé en grande partie par les spectateurs et les sponsors de l’événement. Et attention ! On peut trouver l’événement chouette et distrayant hein ! Là n’est pas la question. Mais vu qu’on est ici sur une chaîne où il s’agit d’édicter une doxa de gauche, l’incongruité de la chose peut tout de même être a minima soulevée.
Pourtant, quand vont commencer à circuler dans le chat des phrases telles que « vous voulez que les prolos admirent les bourgeois » ou bien encore « [vous encensez] un riche qui décide de claquer son pognon pour faire un évènement bien polluant », la riposte des deux streamers va être sidérante de conservatisme.
(Dany :) « gros, le truc de l’écologie c’est allalalah. Ça, ça va vraiment être le truc de la gauche de merde. Ça va être l’enfer ».
(Raz :) « l’éco-fascisme. »
(Dany :) « il faudrait dire quoi ? Le sport, j’aime pas parce que c’est l’esprit de compétition ? Combien ça a couté tout ça ? Est-ce que c’était vraiment l’urgence ? Et toutes ces personnes-là, ce sont des youtubeurs qui sont déjà hyper connus, qui ont déjà plein de thunes, ils se sont fait leur petit plaisir de bourgeois. »
(Raz :) « vous comprenez que votre vision du monde vous rend asséchés et fait que vous vous aliénez une grande partie de la population que vous devriez politiser ? »
(Dany :) « j’espère que vous hébergez une bonne centaine de migrants chez vous. Et vous faites en sorte que tout ce que vous achetez et que tout ce que vous consommez à aucun moment ne vienne du capitalisme [ou ne] génère de la pollution pour avoir des avis pareils ! »
(Raz :) « quand je vois ça, c’est dur de rester de gauche »
…Et le clou sera définitivement planté quand Dany rappellera les raisons pour lesquelles, selon lui, il conviendrait de célébrer cet évènement : « ça montre que des petits créateurs qui ont commencé en slibard avec des webcams sont capables de mener des prods comme ça. […] C’est une étape qui a va permettre à Internet de remplacer la télé. […] En quoi c’est différent de la télé ? Mais parce que ce sont des créateurs en slip à la base ! […] Ce n’est pas comme la télé parce que le cast de Kameto, c’était du Kameto. […] Ils étaient sur LOL comme des cucks ! […] Ça nous donne de la légitimité. »
Donc, non. Le problème ce n’est pas le système d’après Dany. Ce n’est pas la structure. Le problème, manifestement, c’est que les streamers comme lui n’occupent pas les places de privilégiés. Sitôt les places de privilégiés sont occupées par les siens, que soudainement ça va. Ça va parce que ça va donner de la légitimité à d’autres mecs en slip pour grimper dans la société et prendre d’autres bonnes places.
La métaphore du GP Explorer est au fond parfaite pour comprendre le positionnement politique de Dany et Raz. Le problème ce n’est pas le Grand-Prix en lui-même où seules quelques places sont avantageuses pendant que tous les autres sont relégués dans les gradins à les envier. Non, le problème, c’est qu’on ne fait pas partie des quelques-uns qui sont sur le circuit. Sidérant, non ?
Tout ça, du coup, m’amène à ma dernière question.
Question n°4 : mais alors sur quoi s’appuie cette idée selon laquelle Dany et Raz seraient de gauche ?
Antiracisme. Féminisme. Droit des LGBT. Au moins, sur ce plan-là, on ne saurait questionner l’ancrage à gauche de nos deux influenceurs, vous diriez-vous peut-être. Et dans l’idée, je pourrais sincèrement être d’accord avec cette affirmation-là si, à côté de ça, il n’y avait pas au cœur de leur logiciel une fascination et un soutien indéfectible pour la pensée de Houria Bouteldja.
Houria Bouteldja, pour celles et ceux qui ne connaitraient pas, c’est une autrice qui est quand même capable d’écrire dans un même ouvrage qu’il faudrait « liquider le Blanc, exterminer le Blanc » ; que les Juifs sont des « dhimmis du régime républicain », des « tirailleurs de l’impérialisme sous sa forme sioniste » qui « chavirent de leur amour d’eux-mêmes » ; que « la tarlouze n’est pas tout à fait un homme » ; que « l’Arabe qui perd sa puissance virile n’est plus un homme » ; que Mahmoud Ahmadinejad est son « héros » pour avoir dit qu’ « il n’y a[vait] pas d’homosexuels en Iran. », ou bien encore que les femmes indigènes se doivent de résister au féminisme à l’occidental, notamment en refusant de porter plainte contre les hommes indigènes quand elles étaient violées par eux car « nous ne pouvons pas être libres tant que nos hommes sont opprimés. »
Donc oui, j’avoue trouver, en ce qui me concerne, une sacrée contradiction à se réclamer du camp de l’antiracisme, du féminisme et de la lutte pour les droits des LGBTQI+ quand, en parallèle de ça, on déroule régulièrement le tapis rouge à Houria Bouteldja, notamment quand il s’agit de lui dire, lorsque celle-ci est reçue dans le Zawa Show du 13 août 2022 : « quand on a lu ton livre [nota : celui qui contient pourtant les propos que je viens de vous citer], tu nous as mis une claque chacun. C’est un vrai tournant politique à un moment où on avait envie d’un renouveau dans les idées à gauche. »
Je trouve quand même qu’il faut avoir sa boussole politique sacrément pétée pour considérer un seul instant que la pensée de Houria Bouteldja puisse avoir quoi que ce soit à voir avec la pensée de gauche. La nana mobilise tout de même d’un côté la nécessité d’une alliance entre « les beaufs et les barbares » dans la directe continuité de la « réconciliation » prônée par Alain Soral, et de l’autre elle appelle à une unification des Indigènes d’Europe autour de la transcendance universelle de la foi musulmane dans le but qu'ils fassent sécession avec le reste de la société occidentale. (Et je n’invente rien, hein ! Pour celles et ceux que ça intéresse, je vous invite à aller lire ma critique de l’ouvrage en question : Les Blancs, les Juifs et nous.)
Enfin voilà quoi : le racisme, l’antisémitisme, l’homophobie, l’anti-féminisme, l’islamisme, le soralisme… On a quand même là pas mal de marqueurs de droite, voire d’extrême droite. Et pourtant, Dany et Raz, eux, encensent.
…Mais pourquoi ?
Servent-ils un agenda caché ? Ourdissent-ils un complot islamo-gauchiste ? Sont-ils d’habiles manipulateurs qui ont compris comment jouer du conditionnement au quotidien pour rallier toute une génération en perdition à la cause d’une extrême droite indigène en échange de places au sein de ces baquets symboliques de F4 qu’ils convoitent depuis si longtemps ?
Si seulement… Au moins aurais-je eu quelque chose de flatteur à leur accorder… Mais en fait même pas. Rien de tout ça. Car malheureusement, je suis convaincu que la raison qui permet d’expliquer un tel contenu est bien plus prosaïque (et triste aussi).
Cette raison, c’est l’inculture.
Ni plus. Ni moins.
Dany et Raz ne s’en cachent pas. Ils le rappelaient d’ailleurs lors de leur récent passage sur France Inter. « La télé […] c’est là où je me suis vraiment informé, révélait Dany. Évidemment j’ai regardé la télé avec mes parents. Je regardais – j’sais pas – le Grand journal, des trucs comme ça. Mes parents, ils mettaient toujours un peu la télé en fond […], mais à partir du moment où j’ai eu internet, tout de suite j’ai commencé à aller sur des sites, des forums, Wikipedia, et puis très vite sur YouTube […]. Comme contenu politisant c’était Pierre Carles, Franck Lepage, les Nouveaux chiens de garde. […] Et à l’origine de la gauche critique – parce que là moi ça fait presque maintenant douze ans que je fais ça – au tout début, Usul et d’autres, on s’est retrouvé à être en mode "bon bah nous on n’a pas accès à ces milieux-là vu la classe sociale d’où on vient, on se méfie beaucoup des institutions comme la Ve République, le vote et tout, donc ça fait presque partie de la base de la politisation de notre génération. »
C’est dit, c’est assumé et, bien évidemment, on n’y voit aucun problème : Dany et Raz n’ont aucune expérience politique (ou peu), aucune formation (ou peu), aucun héritage qui leur aurait été transmis par une organisation de lutte à laquelle ils se seraient ponctuellement associés (ou peu). Leur culture politique, ils se la sont faite à la télé, éventuellement un peu à la fac, et surtout sur Internet.
Internet, l’outil sans cesse prôné par le duo de streamers. Internet, sans cesse présenté comme source d’émancipation, mais jamais comme source d’aliénation.
Parce qu’il est là, je pense, le problème. Internet.
…Ou pour être plus exact, les réseaux sociaux. Les réseaux sociaux comme principale source d’information ; les réseaux sociaux comme principal outil d’interaction avec le monde des idées ; voire même carrément comme principal outil d’interraction tout court.
Dany et Raz ont pourtant récemment reçu Pacôme Thiellement lors d’un de leur Zawa Show. Pacôme Thiellement, l’essayiste du journal Blast qui, au sein de sa brève mais brillante émission Infernet, avait su rappeler cette triste vérité. Parlant des réseaux sociaux, il disait que « lire et publier chez eux [n’étaient] pas des activités neutres. […] Quand nous allons sur Facebook, nous allons dans le monde de Mark Zuckerberg. Nous lisons dans le visage des autres avec les mêmes yeux que lui. » Or, ce qui est vrai pour Facebook est tout aussi vrai pour YouTube ou pour Twitch.
Qu’importe qui va produire sur ces plateformes, l’algorithme finira toujours par polir et redessiner les contenus qui y seront postés, participant ainsi à polir et redessiner également les regards et les représentations de celles et ceux qui viennent s’y abreuver en priorité.
En cela, Dany et Raz sont les produits ordinaires d’une génération essentiellement et presque exclusivement biberonnée aux réseaux sociaux. Ils en ont toutes les caractéristiques. Ils ont saisi çà ou là des brides d’informations et de connaissances mais sans jamais être parvenus à les situer, les trier, les analyser. Ils se sont vite laissés enfermer dans des bulles de confirmation, ignorant les trous béants restés dans leur angle mort. Ils ont fini par édifier un système de pensée et de valeur totalement fragmenté, reliant entre eux des choses qui souvent n’avaient rien à voir, aboutissant au bout du compte à l’érection d’une réalité alternative, faite de verbe et de pensée abstraite, rentrant régulièrement en contradiction – voire en opposition – avec la réalité historique et matérielle du quotidien. Ils se sont laissés modelés par ces réseaux qui ne savent que relier des individus entre eux, mais sans jamais les constituer en collectif. Au mieux peut-on constituer des communautés d’individus adhérant aux contenus d’autres individus, quand ce n’est pas vis-à-vis de l’individu/auteur lui-même que s’opère l’adhésion.
Les réseaux sociaux sont les royaumes de l’individu-roi, de la mise sous influence, de la logosphère. Des royaumes forgés dans, par et pour un monde de la consommation, du capitalisme et de la mise en concurrence – voire de la mise en performance – des individus.
Dany et Raz ne sont que les nouveaux Usul, Soral, Asselineau. Ils ne s’en distinguent en presque rien et s’y conforment en presque tout. Ils sont tous ensemble des phénomènes produits par cet Internet-là. Ils sont les produits d’une influence bien plus qu’ils ne sont des producteurs d’influence. Ils sont l’incarnation de cette illusion libérale consistant à poser l’individu comme acteur de sa propre émancipation alors qu’il ne fait qu’agir en fait à sa propre aliénation.
« Bien sûr qu’on est matrixé par Twitch ! a d’ailleurs reconnu Raz lors de la vidéo consacrée au GP Explorer. C’est la plateforme sur laquelle on bosse ! T’es con ou quoi ? »
Voilà pourquoi.
Voilà pourquoi Dany et Raz ont une vision de droite de la gauche.
Voilà pourquoi Dany et Raz sont, quoi qu’ils en disent, profondément libéraux et capitalistes.
Voilà pourquoi Dany et Raz n’arrivent finalement même pas à produire un raisonnement sur les questions du racisme, du colonialisme, de l’impérialisme qui ne soit pas structurellement imprégné des idéologies qu’ils prétendent pourtant combattre. Ils n’ont jamais su dépasser cet horizon qui leur a été imposé. Et s’ils n’y sont jamais parvenus, c’est aussi et surtout parce qu’ils ne l’ont jamais vraiment voulu. Rester dans le confort d’une société de consommation permanente, de jouissances éphémères et de libertés artificielles leur va très bien.
« Moi je suis quand même content, disait Dany, que dans le monde de merde dans lequel on est, il y ait des plateformes comme Twitch. C’est un truc qui m’a rendu heureux toute ma vie internet, moi pour de vrai. Ça m’a sauvé mon existence d’une morosité. » (Sommes-nous anticapitaliste ?)
A partir de là, rien d’étonnant qu’en voulant rester attaché aux modalités d’existence proposées par la société libérale et capitaliste, on ne sache produire qu’une opposition qui préserve le libéralisme et le capitalisme.
Pas étonnant qu’on produise une opposition de système.
Pas étonnant même que, parfois, on produise une opposition à la véritable opposition de système.
Dany et Raz sont les symboles d’une jeunesse perdue, réduite à l’état d’enfants ne voulant pas sortir de leur chambre, qui n’a pas pu, voulu, ou jugé nécessaire de se cultiver politiquement par la politique. Ils sont – comme tous ceux qui les adulent – les proies rendues faciles par un conditionnement permanent à l’individualisme, au consumérisme, à l’idéalisme et au capitalisme de jouissance.
Dès lors, rien d’étonnant à ce qu’ils aient été aussi facilement mis sous influence. Houria Bouteldja comme Jean-Luc Mélenchon n’ont finalement fait qu’appliquer – dans leur propre intérêt – les règles des réseaux sociaux sur des individus qui n’attendaient que ça, parce qu’ils étaient formatés à ça. Ils se sont simplement posés comme des individus/auteurs autour desquels constituer une communauté d’adhésion. Et force est de le reconnaître : ça marche.
Depuis qu’ils ont intégré la communauté indigéniste, Dany et Raz trouvent que tout ce qui n’est pas indigéniste est raciste, même si c’est historiquement et idéologiquement ancré à gauche. La laïcité ? Raciste. L’universalisme ? Raciste. Le PCF ? Raciste.
Idem, depuis qu’ils ont intégré la sphère insoumise, le reste de la gauche n’existe plus. L’esprit critique à l’encontre de LFI non plus. Quant aux traitres vis-à-vis du grand maître, ils sont eux aussi vite mis au pilori. On peut même fusionner les logiciels : quand Corbière , Garrido et Simmonet n’ont pas été investis lors de la purge LFI de 2024, les voila rapidement qualifiés par Raz de racistes et de « colorblind » (car oui, ne pas considérer les couleurs de peau des gens, pour Dany et Raz, c’est un problème. A savoir). Pratique, rapide et efficace.
Pas étonnant que Jean-Luc Mélenchon ait accepté de venir au Zawa Show à deux reprises : il était en terrain conquis. Il suffisait juste de voir les sourires béats des deux gusses au moment d’accueillir leur « vieux » et les réactions de groupie totalement immatures de leur compère Cass Andre au moment de présenter la star pour comprendre qu’on allait davantage avoir affaire à une rencontre d’abonnés dans une conférence organisée par des fans plutôt qu’à une interview critique.
Alors voilà, moi je vous laisse avec ça. Pas avec un conditionnement, mais avec une question. Une réflexion. Une réflexion politique.
Vu qu’aujourd’hui c’est manifestement trop demander aux gens que de parler en termes de socialisme, libéralisme, libertarisme, nationalisme, et qu’on leur préfère les termes plus vagues et modulables de gauche et de droite, je vous pose cette question : est-ce que vous souhaitez vraiment que le terme de gauche soit associé à ce qu’en font des Dany et Raz ainsi que tous ces autres influenceurs de chambre à coucher ? Est-ce que vous voulez qu’il devienne un terme au service de n’importe qui pour désigner n’importe quoi ? Un terme qui mélange et fait cohabiter les antagonismes sans faire sourciller personne. Un terme qui, au fond, se réduit à un verbiage abstrait ; à une simple critique de forme permettant de soulager les consciences face à une adhésion qu’on sait totale à l’ordre actuellement en place…
Si rien ne vous choque ou vous dérange dans cet usage du terme de gauche alors, pas de souci pour vous, continuez ainsi. Continuez à regarder Dany et Raz. Continuez à jouir des biens que le système met à votre disposition. Le cours actuel des choses ne s’en trouvera impacté en rien, comme a pu d’ailleurs nous le démontrer les résultats des dernières législatives anticipées de 2024.
Si par contre vous estimez que le terme de gauche n’est pas un vain mot et que la politique dépasse les discussions de live Twitch et les indignations vertueuses postées sur X ou sur Insta, alors rappelez-vous au sens premier de la politique. Politis, les affaires de la cité. Réinvestissez la cité, si ce n’est pas déjà fait. Investissez la rue, les assos, les syndicats et les partis. Redécouvrez ce que c’est que de confronter vos représentations à la réalité pleine et entière du monde matériel ; ce que c’est d’intégrer un collectif qui dépasse votre simple individualité ; ce que c’est de penser et d’agir au-delà de vous-mêmes.
Cet appel, il vaut pour tous. Il vaut d’ailleurs tout aussi bien pour nos larrons.
Donc qu’ils prennent la peine, s’ils sont sincères, de faire ce qui s’impose.
Qu’ils se lèvent de leur fauteuil et qu’ils abandonnent la glose.
Car le temps est plus que jamais venu de passer à l’action.