Un des mérites, et non des moindres, du rock 'n' roll et de la pop culture des 60 dernières années aura été de donner une visibilité inédite aux pulsions primitives, jusque-là objets des peurs les plus archaïques de la civilisation. D'Elvis au metal extrême, en passant par Iggy Pop ou Alice Cooper, les films d'horreur, le gore, les vidéos games, etc., la représentation ludique et festive de nos pulsions profondes est un trait récurrent de la contre-culture. Une contre-culture dont Dexter est le fils légitime et, en même temps, le fossoyeur.
Manifestement, Dexter n'a rien du rocker déjanté. Il entretient pourtant avec ses pulsions un rapport décomplexé, qui relève d'une éthique de la réalisation de soi très similaire à celle que la culture rock véhicule. Il est d'autant plus en prise avec elles que, chez lui, elles ont la particularité de ne pas se laisser subsumer sous les affects ordinaires, puisque il est décrit comme n'éprouvant aucune émotion. Dexter est également le premier personnage de tueur en série à être le héros ou la figure positive d'un récit (un tueur en série qui ne tue que des tueurs en série).
Eros et Thanatos... Rien que leur nom fait peur. Depuis l'idée antique de catharsis jusqu'à Freud et sa mise en évidence du principe de refoulement, les pulsions ont été à l'origine des inquiétudes les plus vives au sujet de l'humanité et de sa part d'ombre réputée incontrôlable. Aucune « anthropophobie » de ce genre dans le rock 'n' roll. Au contraire, c'est l'art où la pulsion devient viable, vitale, où elle est assumée avec une innocence et une énergie retrouvées, ou, tout du moins, une certaine spontanéité explosive dont les débordements ont un lien originaire avec les exultations de l'enfance (Iggy Pop déballant son organe sur scène et s'exhibant comme un gosse pas encore assujetti aux inhibitions de la vie sociale). Le personnage de Dexter prolonge cet héritage, avec des évolutions notoires. Il en possède deux caractéristiques majeures : le lien à l'enfance, le jeu avec la pulsion.
Tout d'abord, Dexter aime les enfants et les enfants aiment Dexter. Et d'ailleurs tout le monde aime Dexter. Normal, le premier salaud qu'il zigouille est justement un tueur d'enfants. Le message est clair : pas touche à l'enfance. Tout au long de la série, il nouera avec les plus petits des relations d'entente réciproque et de compréhension intuitive, quasi animale, qui vont contribuer à définir intrinsèquement son personnage. Les flashbacks des premières saisons renforcent cet aspect en l'ancrant dans son propre passé et en le présentant comme une sorte de grand enfant, souvent candide, naïf. Personnage enfantin que son asexualité initiale rend d'autant plus angélique (il ne découvrira la pulsion érotique qu'à partir de la saison 2).
Ensuite, Dexter aime ses pulsions et leur assouvissement. Certes, il ne peut les vivre au grand jour, vu les innombrables complications qu'entraîne toujours plus ou moins sa quête de satisfactions répétées. Mais, au fond, il soigne et chérit ses tendances, comme le montre son précieux boîtier, résumé et symbole de l'ensemble de son œuvre. Dexter est un passionné. Un praticien perfectionniste de la pulsion de mort. Son travail d'artiste vengeur, ses rituels de mise en scène, le soin gourmand qu'il apporte à ses activités sanguinaires, tout cela indique clairement qu'il ne subit pas ses pulsions comme une malédiction ou une fatalité, mais qu'il voit dans leur satisfaction une condition nécessaire à la réalisation de soi. Avec un tel ADN, il est l'héritier naturel de cette contre-culture joyeusement démente et déviante, mais en lui apportant cependant un aspect maîtrisé, précis, rigoureux, qu'elle ne comportait pas, du moins pas dans ses premières formes historiques.
Mais soyons clair. Ne faisons pas les benêts. Est-il vraiment opportun de rappeler que, lorsqu'un groupe comme Cannibal Corpse, par exemple, met en musique la joie insondable que procure l'exécution des actes les plus sommairement meurtriers, le propos n'est pas de suggérer, même de loin, la possibilité de les commettre réellement. Ce ne serait pas judicieux... De même, la série n'a évidemment pas pour message l'idée que nous devrions tous agir comme Dexter (même si elle a le mérite de soulever le problème de la justice privée, ou de la possibilité de se faire justice soi-même). Toutefois il s'agit bel et bien de savoir quoi faire de nos pulsions. C'est une question cruciale, bien sûr. Et c'est LA question de fond que pose toute la série.
Mais la série est aussi, en elle-même, en tant qu'objet culturel, une réponse à cette question. Sous cet angle, elle correspond aux valeurs de la contre-culture : au lieu de dissimuler nos tendances profondes, de les refouler comme la partie houleuse et honteuse de nous-mêmes, qui menace à tout moment de retourner sa violence contre nous à proportion de l'effroi qui nous en a détourné, mieux vaut jouer avec elles et en composer une image, une musique, un récit. La santé pour la civilisation ? Qu'elle ait la force d'assumer ses pulsions primitives, de les rendre visibles, pour mieux les canaliser (le code de Harry), pour ne plus être engloutie par elles, avec les conséquences que l'on sait. Qu'elle produise un art capable de dire la pulsion, sans la déguiser ni l'aseptiser. Un art qui travaille à même cette énergie, qui en fait son matériau. Et cela, qu'il s'agisse de la pulsion érotique ou de la pulsion de mort, même si la contre-culture a glissé progressivement de l'expression de la première à celle de la seconde (un glissement révélateur de sa santé déclinante...).
Une bonne partie de la culture rock peut ainsi être vue comme une alternative au fameux « malaise dans la civilisation » (selon l'expression de Freud). A l'inverse, le vrai barbare est celui qui se cache à lui-même ses pulsions, qui feint de les ignorer, ne les interroge pas, les méprise, et qui, du même coup, s'expose à la possibilité d'en devenir le jouet impuissant et aveugle. C'est toute la différence entre Dexter et ses victimes. Ou entre la question : que font de nous les pulsions ? et la question : que pouvons-nous faire d'elles ?
De la même manière, le problème moral qui charpente l'évolution de Dexter ne concerne pas, en priorité, l'immoralité du meurtre (pas plus qu'il ne concerne la production ou le trafic de drogues dans Breaking Bad). Certes, c'est un point important, mais peut-être pas le plus significatif. Car en effet, 8 saisons, 100 épisodes, environ 80 heures de visionnage, et tout ça pour aboutir à une morale courue d'avance du type le-meurtre-c'est-mal. Autant attaquer des mouches au marteau-piqueur. Inutile d'enfoncer des portes ouvertes : bien sûr que le crime est injustifiable. Le problème de fond ici est surtout de savoir comment le personnage principal peut parvenir à être pleinement lui-même, en harmonie avec ses pulsions, et sans dommage pour ses proches :
Comment concilier le souci des autres et l'existence pour soi-même ?
Or ce problème, qui est celui de l'humanisme à l'ère de l'individualisme (et du néolibéralisme), constitue le nœud de l'affaire. C'est à lui que Dexter se trouve sans cesse confronté, et qui l'amène, involontairement, à précipiter sa soeur Debra dans l'erreur et l'errance. C'est ce problème encore qui commandera sa décision finale de se retirer de la partie, entérinant par là-même l'échec de son projet d'émancipation personnelle et, avec cet échec, celui des idéaux de la contre-culture.
On comprend pourquoi la série est lourde de sens. En dépit de ses longueurs et de ses nombreuses imperfections, elle est plus intelligente qu'il n'y paraît. L'idéal de l'homme en paix avec ses pulsions et avec son entourage est interrogé sous des angles très variés : dans son rapport à sa famille d'origine (saison 1), à son milieu professionnel (saison 2), à l'amitié (saison 3), à son double négatif et à la famille qu'il tente lui-même de construire (saison 4), à l'altruisme authentique (saison 5), à la religion (saison 6), à l'amour passionnel (saison 7), à la psychanalyse (saison 8). La manière dont s'achève tout le récit signe l'échec de cet idéal.
Indépendamment de la question de savoir si la fin de la série est réussie ou ratée, sur le plan de la scénarisation et de la réalisation, il est indéniable que l'idée forte qui la sous-tend est extrêmement significative. Comment ne pas voir ici l'aveu d'une impossibilité majeure de notre époque et le constat de son repli archaïque : il n'est pas encore l'heure de faire la paix avec nous-mêmes.