Avant de découvrir sur le tard Fleabag, je ne connaissais ni d’Ève ni d’Adam Phoebe Waller-Bridge : l’artiste britannique a pourtant le vent en poupe, son succès dépassant de très loin les planches et le petit écran (No Time to Die au scénario, Indiana Jones and the Dial of Destiny dans un rôle principal). Une reconnaissance au demeurant méritée, l’adaptation télévisée de sa propre pièce de théâtre dévoilant une plume n’ayant d’égale que l’aura de l’actrice.
Du « haut » de ses deux saisons et douze épisodes, Fleabag confine en effet au bouleversant : car malgré un démarrage plutôt délicat, la gêne prégnante à l’œuvre ne facilitant pas notre acclimatation, la série va rapidement se muer en un show sûr de ses forces et surprenant dans son évolution. Si nous pouvions craindre alors une prédominance du malaise comme seule atout comique, il n’en fut rien : d’abord parce que le procédé sera employé avec une finesse toujours renouvelée, ensuite au regard d’un versant dramatique épousant à la perfection ce dernier.
Auréolé d’une patine intime en étoffant nettement le charme, Fleabag oscille ainsi entre portrait cru, cynique et détonnant d’une trentenaire célibataire loin d’être unidimensionnelle. Sans céder aux sirènes du féminisme exclusif, la tendance étant d’ailleurs au recul et à la dérision, le récit n’aura de cesse de dévoiler les multiples facettes d’une personnalité aussi faillible qu’attachante, confrontée aux affres de ses propres choix et d’un entourage dysfonctionnel à souhait. La balance exclut ainsi tout manichéisme, le spectateur étant de toute façon soumis à un maelström d’émotions (parfois contradictoires) au sein d’un même épisode.
Fleabag opère aussi un savant équilibre entre décorum réaliste et vernis fantaisiste, les archétypes et extravagances de sa galerie « torturée » ancrant le divertissement malgré des considérations et enjeux résolument communs. Le fait que le quatrième mur soit constamment brisé permet de surcroît de conforter notre implication, le spectateur se muant en confident silencieux (pour ne pas dire complice) des commentaires et regards (exquis comme éloquents) d’une Fleabag décidément incroyable. La série se permettra même de densifier le concept avec la « sensibilité » du prêtre, ses interférences relevant autant du mystique que du révélateur.
Une série riche à souhait donc, elle qui nous laissera à plusieurs occasions sur le cul, à l’image de ses révélations savamment dosées venant troubler nos certitudes. Impossible à présent de parler de sa réussite sans mentionner sa distribution, parfaite de son état, elle qui va illuminer de tout son talent des relations et interactions délicieuses : Phoebe Waller-Bridge s’impose naturellement en sa qualité de figure de proue, mais il convient de relever les prestations respectives de Sian Clifford, Bill Paterson, Andrew Scott ou encore Olivia Colman (aussi démoniaque qu’odieuse), tous donnant vie à des figures marquant grandement les esprits.
Reflet ô combien doux-amer de notre époque, Fleabag fait ainsi montre d’une justesse confondante malgré ses fulgurances outrancières : un joyau de l’humour british signé Phoebe Waller-Bridge, à la fois tendre, dérangeant et intelligent… l’apanage des grands crus qui, si tant est qu’ils ne puissent convaincre tout un chacun, ne laissent personne indifférent.