Larry David pousse un cran plus loin ses obsessions sociales, ses craintes absurdes, ses joies grotesques et sa science des coïncidences karmiques avec la série dont il est le héros. Objet d'adoration pour beaucoup, curiosité criarde et plate pour ceux qui n'ont pas trouvé la porte d'entrée, Curb your enthusiasm demeure l'autobiographie fantasmée la plus passionnante de l'histoire de la télévision. Un tour de force incroyable au regard de la trivialité extrême des thématiques abordées.
Urinoir désir
Jamais aucun autre être humain n'aura à ce point réfléchi au concept de toilettes publiques. On pourrait croire qu'il n'y a pas grand chose à en dire, que le sujet est bien trop toxique pour y puiser autre chose qu'un matériel comique douteux. Le co-créateur de Seinfeld nous expose une vérité tout autre. Comme son alter ego George Costanza dans la série sus-citée, les lieux d'aisances ont une importance primordiale dans le monde de L.D / G.C. C'est dans le fruit de ces réflexions pantalon baissé qu'on mesure à quel point ils sont une seule et même personne, Curb étant le prolongement naturel de Seinfeld, un envers du décor à peine moins beau que l'autre série de tous les records.
Mais revenons-en à nos cuvettes. La politesse a-t-elle cours dans un endroit aussi vil, où l'on déverse les sécrétions les plus sales du corps humain à toute heure de la journée ? Comment concilier civilité et honte du corps ? Quid des toilettes pour personnes handicapées ? un climax de la pensée de vespasienne de David. Toutes les obsessions sont concentrée dans cette pièce javellisée, une société de la honte que tout le monde s'efforce d'évacuer de ses pensées.
Mais Larry est là pour construire une niche sociologique pertinente et révélatrice de l'homme moderne : égalité/inégalité, castes ordonnées & théorie du genre (et même transsexualisme dans la saison 10), hygiène (comment relever le siège sans salir ses mains ?), attente raisonnable & abus, désir d'intimité où la dame pipi fait figure de Cerbère, combat sans merci entre pissotière Vs cabine (quand on a le choix, il vaut mieux choisir la cabine, pour une question d'intimité), problématiques insolubles liés à une robinetterie défectueuse, et même Uberisation du secteur, quand il ne nourrit pas des ambitions révolutionnaires le poussant dans la dernière saison à réinventer les urinoirs, comme un leg merveilleux à une humanité en déroute.
Les scènes dans les chiottes sont innombrables au point, que moi-même, je ne puis m'empêcher de penser à Larry dès que j'en utilise et qu'un accroc point (que ferait-il à ma place ? la statue du Commandeur me contemple). Bref les toilettes sont à Larry David ce que le champ de bataille était à Napoléon : Un espace tactique ou des forces & intérêts s'opposent et qui mérite une réflexion approfondie si l'on veut en sortir la tête haute.
Ce cadre trivial n'est pas le seul espace à l'importance considérable pour Larry David. Le restaurant où s'illustrent les limites à la servilité, et où la reconnaissance que l'on doit au personnel mérite une juste évaluation. Le complexe du riche humaniste démocrate s'y illustre à merveille. Difficile de ne pas voir dans le serveur ou le petit personnel une forme d'esclavagisme moderne. Dès lors, il est nécessaire de se montrer humain et sympathique... Bref cela coûte un effort supplémentaire au misanthrope.
C'est le second "univers", intimement lié au premier, qui a reçu un traitement exhaustif de la part du génie David. Mais il en existe une multitude : La rue, les soirées plus ou moins imposées, les rendez-vous amoureux (l'éternel stratagème de la séduction), les parkings, les rendez-vous chez le médecin, ou les parties de golf... Les heures creuses sont toujours les plus exaltantes. Celles où il se passe les choses les plus capitales. Entendez par là : les conflits.
L'enfer c'est les autres... et chez soi c'est le purgatoire
C'est d'ailleurs cette électricité perpétuelle qui a le plus rebuté les gens ayant un jour essayé de prendre le train en marche. Mais les éclats de voix superposés, les insultes échangées entre Larry et Suzy, entre Larry et Richard Lewis, entre Larry et Funkahouser, entre Larry et quiconque se poste en travers de sa route. Ces relations amicales, mais tendues peuvent irriter les oreilles des spectateurs les moins férus du style New-Yorkais braillard à la Woody Allen.
Pour les autres c'est une source d'amusements perpétuels et une question d'habitude. Avec l'âge les confrontations sont moins prononcées, et on se prend à regretter le temps où Richard Lewis n'avait pas cet apparence de petit papy affligé. Où est passée la morgue de ce vieux compère fréquenté depuis le camp scout ? C'est ce qui est un peu triste dans ce qui sera l'ultime de saison Curb, commencée en 99.
Le chemin parcouru est long, et certains accusent le poids des années. On a connu Sammy petite fille, la voila mariée à un vétéran de la guerre en Irak. Le coup de vieux est dur pour nous. Sheryl & Suzy sont ultra liftées, Lewis est éteint, Jeff est cardiaque... Même Leon ne peut masquer ses rides derrière son argot de rue.
Bizarrement c'est Larry David qui tient mieux l'épreuve du temps. C'est l'avantage quand on a toujours fait vieux, quand on a toujours été fou. Le temps glisse sur lui et ne parvient pas à le désintéresser du concept de salle d'attente, des mystères du rouleau de P.Q ou des curiosités propres aux professions libérales (faut-il absolument choisir un avocat juif ?).
Malgré l'affaissement général des chaires, on ne constate pas d’encroûtement stylistique. Il rabâche pour notre plus grand plaisir et on redemande des intrigues sur les verrous défectueux dans les toilettes, on veut assister à de nouveaux conflits autour du pourboire idoine à laisser au voiturier, on veut être gêné par de nouvelles techniques de drague périlleuses. La forme n'a jamais été aussi maîtrisée et souple.
Là où des grosses séries turbinant à l'aide de bataillons de scénaristes peinent à enthousiasmer passé la 3ème saison (Silicon Valley, Always sunny in Philadelphia etc...), Larry revient quand bon lui semble et rappelle à tous ces gens qu'il est le patron. 10 épisodes de 30 minutes et tout les Seth McFarlane et Judd Apatow du monde sont renvoyés à leurs limites. Un arc narratif avec une fatwa sur sa tête, une comédie musicale à Broadway vouée à l'échec, un café revanchard, une réunion de Seinfeld ou un rein à donner. Ça parait simple, mais c'est génial quand il s'y atèle.
Le deuil qui va suivre la fin de la série est réel, et je le redoute autant qu'une opération des dents de sagesse menée par un élève redoublant en orthodontie. Que va-t-on devenir une fois que Larry David aura pris sa retraite bien méritée ? Qui va nous proposer des intrigues au cordeau dans les cagoinces ? C'est dur. Il sera question de modérer sa peine.