Pas Dühring
5.7
Pas Dühring

Émission Web YouTube (2020)

La gauche a-t-elle vraiment besoin d’un Pas Dühring ?

C’est un fait.

Je ne peux pas le nier.

Sitôt je me pose sur mon PC et que je cherche à mettre un truc en fond à écouter, assez régulièrement, je mets du Pas Dühring.

En même temps, je n’ai pas trop à forcer. Depuis le temps que ça dure (environ un an), l’algorithme YouTube a bien cerné mes habitudes : chaque nouvelle vidéo de l’influenceur m’est systématiquement proposée et moi, presque tout aussi systématiquement, je la lance…

…Et, à force, ça a fini par m’interroger. Ça m’a conduit à la question que vous avez tous vue inscrite en entête de ce billet : ai-je vraiment besoin d’un Pas Dühring ? Plus généralement : la gauche a-t-elle vraiment besoin d’un Pas Dühring ?

Parce que Pas Dühring, sur YouTube, c’est quoi ?

Ce sont deux chaines, plus ou moins reliées entre elles par leur contenu.

Une chaîne principale qu’on pourrait qualifier de debunk, dans la mesure où les vidéos qui y sont postées reviennent systématiquement sur des idées reçues portées à l’encontre de la pensée dite « de gauche » ; tout cela s’appuyant généralement sur des analyses, des textes ou des études. Et puis à côté de cette première chaîne-là, on retrouve aussi une chaîne secondaire sur laquelle on peut retrouver presque quotidiennement des pastilles de réactions à chaud tirées du stream que l’auteur mène sur la plateforme Twitch et qu’il a d’ailleurs décidé d’appeler en conséquence « PaduStream ».

Dans les deux cas, la couleur est ouvertement affichée : « Padu » est un personnel soignant syndiqué et militant communiste non-encarté et il entend bien participer à la bataille des idées sur YouTube comme ailleurs et, ma foi, pourquoi pas…

« Pourquoi pas » d’abord parce que, déjà, chercher à alimenter le débat d’idées par des rappels aux sources et aux études, moi je trouve que ce n’est jamais inintéressant en soi, quelle que soit ses propres affinités idéologiques.

Après tout, si la chose est bien faite – à savoir si celle-ci est expliquée avec méthode et en s’appuyant sur les références adéquates – alors on aura toujours moyen d’apprendre ou d’affiner nos connaissances sur un sujet.

Me concernant, les rappels qui ont été opérés par Pas Dühring sur l’intersectionnalité et le lumpenproletariat – textes à l’appui – n’ont clairement pas été superflus. De même, j’ai apprécié découvrir la pensée de Lénine sur la question religieuse, et notamment sur la question de l’islam, ce que, pour le coup, je ne soupçonnais même pas.

Alors après, on adhère au logiciel de pensée présenté ou on n’y adhère pas, mais au moins celui-ci nous aura-t-il été présenté pour ce qu’il est. Dit autrement, on se sera cultivé un peu. Ça, pour moi, ce n’est pas rien. C’est donc louable en soi.

Mais, pour ma part, il se trouve que j’aurais aussi une deuxième raison pour répondre à ce contenu par un autre « pourquoi pas », et cette raison elle tiendrait à sa ligne politique.

Alors certes, la ligne de Pas Dühring n’est pas totalement la mienne (et on en reparlera). Néanmoins celle-ci présente au moins cet intérêt d’être beaucoup moins hors-sol, caricaturale et (j’ose le dire) bête que pas mal d’influenceurs politiques identifiés à gauche et qui sont davantage visibles et installés tels Usul, Bégaudeau, Canard réfractaire ou bien encore Dany & Raz.

Il faut dire que, contrairement aux penseurs d’intérieur susmentionnés, Pas Dühring est aussi un militant de terrain. Il est syndiqué. Il a déjà participé à des luttes sociales autres que des mouvements étudiants et, de là, il en tire une connaissance des orgas qui lui permet d’éviter pas mal de raccourcis fâcheux.

Et c’est tout con, mais pour un gars comme moi qui suis au PCF, j’apprécie par exemple que ce cher Padu soit a minima au courant de l’historique de ce parti, de son programme ainsi que des courants qui l’animent. Ça fait qu’avec lui, au moins, on parvient à entrapercevoir la réalité des débats de fond qui animent l’orga, tout comme on comprend vite que l’essentiel de son ADN s’exprime surtout à l’échelle locale, au sein des mouvements sociaux, bien plus que sur les bancs de l’Assemblée ou sur les plateaux télé.

Voilà qui change des reductio ad fachorum auxquelles se réduisent les Usul et compagnie (et qui sont toujours agaçantes à entendre quand elles viennent de gens qui prétendent porter et alimenter la pensée de gauche), mais surtout, ça permet de poser des grilles d’analyse qui portent la réflexion et le débat plus loin que ce à quoi on nous avait jusqu’alors habitué au sein du YouTube game politique.

Tiens, par exemple, prenons un cas bien concret : l’analyse du vote de gauche lors des Présidentielles 2022.

Qu’en ont dit Mediapart, Blast et autre zawasphère ? En gros ça s’est limité à cet argument-là : il a manqué 400 000 voix à Mélenchon pour qu’il soit au second tour. De son côté, Roussel en a fait 800 000, donc Roussel, en se maintenant, s’est rendu responsable d’une absence de la gauche au second tour. Clair, net et précis : Mélenchon, possible héros, mais victime d’un Roussel, coupable et complice. Et même constat pour leurs électeurs respectifs : les premiers ont été responsables en faisant le choix du vote utile. Les autres n’ont été que des irresponsables. Point.

De son côté, qu’en a dit Pas Dühring ?

Bah déjà il met en lumière, études à l’appui, le fait que Mélenchon a déjà grandement bénéficié d’un vote utile durant ce premier tour de 2022, et que son score très élevé repose d’ailleurs pour moitié là-dessus. Ensuite il rappelle que la fracture Mélenchon / PCF n’est pas qu’électoraliste, mais qu’elle est aussi idéologique, soulignant le fait que la ligne de Mélenchon a bougé depuis les débuts du Front de gauche, notamment sur les questions identitaires, étatistes, européennes, sociétales, alors que le PCF est resté fidèle à sa ligne initiale faite de nationalisation, de planification, de laïcité et d’universalisme.

D’ailleurs Pas Dühring ne manque pas de mettre en évidence le fait qu’en conséquence, le vote Mélenchon a changé de socle, se centrant davantage sur des jeunes diplômés à faibles revenus et perdant au passage une grande partie de ce socle électoral naturel de la gauche que sont les employés et les ouvriers ; socle naturel que le PCF de Roussel a donc cherché à reconquérir.

Bref, en seulement quelques mots, Pas Dühring expose un tout autre visage de ce premier tour des Présidentielles. Il ne s’agit pas d’une opposition entre une gauche responsable et une gauche irresponsable, mais d’une opposition entre deux forces politiques ne défendant pas les mêmes valeurs, ne cherchant pas leur assise électorale au même endroit et qui – ayant besoin en conséquence de se démarquer l’une de l’autre – en sont parfois venues à en faire trop, quitte à se rendre ridicule ; quitte à s’aliéner des électeurs.

Pour résumer, pas de gentil et pas de méchant. Pas de gens qui ont raison et d’autres qui ont tort. En moins de dix minutes, le gars a posé un cadre qui permet de débuter une réflexion ; de réfléchir au solutionnement d’un problème concret et désormais identifié.

C’est quand même plus constructif et intéressant que du simple : « bouh ! Les cocos c’est de vot’ faute parce que vous êtes turbo racistes avec votre saucisson ! »

Partant de ce seul constat-là, la question de savoir si Pas Dühring est utile à la gauche d’internet ou pas semble dès lors irrémédiablement tranchée.

Certes on pourra toujours lui reprocher de venir rajouter du commentaire au commentaire dans un monde qui n’en manque pas, mais il n’empêche que, malgré tout – de par cette approche plus nuancée et documentée que tout ce qui pouvait exister jusqu’à présent – Pas Dühring participe à enrichir l’offre préexistante.

Le gars est suffisamment clair, posé et méthodique pour que son apport soit un plus ; une possibilité supplémentaire offerte à chacun pour alimenter ses réflexions personnelles sur les questions politiques du moment.

Au pire ça ne fera pas de mal. Au mieux ça assainira peut-être un peu les échanges qui s’opèrent sur le net du simple fait que Pas Dühring participe à briser le monopole que s'est arrogée toute cette nuée de libertaires plus ou moins incultes.

Oui, mais sauf que…

Comme déjà dit en intro de ce billet, Pas Dühring, ça commence à faire un petit moment que je regarde, et surtout que je regarde tout ce qui sort. Or, ça consiste en quoi, regarder tout ce qui sort avec ce cher Padu ?

Eh bien, si on fait les comptes, c’est surtout regarder sa chaîne secondaire : PaduStream.

Parce que d’un côté on a une chaîne principale sur laquelle ont été publiées (au jour de cette rédaction) 27 vidéos en 3 ans, et de l’autre, on a une chaîne secondaire sur laquelle ont été publiées 471 vidéos en 13 mois.

Oui. 471. Plus d’une vidéo par jour. Rien que ça.

Et attention, ce n’est pas nécessairement de la petite vidéo ! Parmi toutes celles-là on peut se retrouver avec des échanges de plusieurs heures, soit avec l’habitué « Positions Revue », soit avec un invité ponctuel du moment.

Dit autrement, l’essentiel de l’activité de Padu est sur PaduStream, et d’ailleurs les viewers l’ont bien compris.

Les flux enregistrés ne mentent pas : 1,1 million de vues pour la chaîne principale, 10,7 millions pour la seconde. Le nombre d’abonnés affiche la même tendance : 27 000 abonnés pour la première, 43 000 pour la seconde (chiffres de mars 2024).

Dit encore autrement, mater du Pas Dühring sur YouTube, c’est surtout mater du PaduStream

…Et PaduStream, ça me pose un souci.

Comme déjà annoncé plus haut, PaduStream, c’est surtout de la réaction à chaud : du commentaire d’actualité ou, pour être plus exact, du commentaire de commentaire.

Un membre du gouvernement dit une « dinguerie » (sic) ? Padu en pond une pastille sur PaduStream.

Un journaliste, un youtubeur ou un streamer y va aussi de son propos calamiteux ? Nouvelle pastille.

Un débat un peu houleux a lieu entre une figure de droite et une figure de gauche ? Pastille.

Cette chaîne, c’est une véritable usine Pulmoll.

Or, ce format, je dois bien l’avouer, il m’interroge quand même grandement.

A chaque jour sa petite pastille, voire deux si on a été gentil.

Et que va-t-on apprendre aujourd’hui ? On va apprendre que ce ministre macroniste a dit quelque chose de particulièrement méprisant ; que Pascal Praud a été particulièrement malhonnête lors d’un débat ; que ce député insoumis s’est injustement fait rudoyer par Apolline de Malherbe ou par Thomas Sotto. Et… Et c’est tout en fait.

Parce que c’est quoi la plus-value de Pas Dühring lors de ce format ? Bah ce n’est justement pas grand-chose à part faire du commentaire basique : « mais ce genre de propos c’est insupportable », « quelle bande de bourgeois mentaux », « ah untel dit les termes ! Il est basé », « regardez l’autre comment il est en sueur », etc.

…Et on ne va pas se mentir mais, si on suit régulièrement la chaîne, c’est un peu tout le temps la même chose qui revient. Les mêmes cibles. Les mêmes propos. Les mêmes réactions…

Autant je peux encore espérer une piste de réflexion concernant les épisodes de chaîne principale, autant c’est excessivement rare que ça survienne sur PaduStream.

Alors vous allez peut-être me répondre à ça : « oui bon c’est sûr, mais c'est le jeu de YouTube ma pauv’ Lucette ».

Effectivement, aujourd’hui, pour espérer avoir une chaîne rentable et visible sur YouTube, il faut faire du flux ; du rapidement consommable. Si PaduStream permet à Pas Dühring de devenir une chaîne viable, alors où est le mal ?

Ne disais-je pas, il y a de cela quelques paragraphes : « au pire ça ne fera pas de mal, au mieux ça assainira peut-être un peu les échanges » ?

Eh bien justement, avec le format PaduStream, j’avoue nourrir quelques doutes.

Parce que moi, je constate que face au contenu de cette chaîne-là, j’adopte très vite une attitude qui, jadis, m’était familière. Une attitude où j’écoute sans écouter parce que je suis habitué à ce qui se dit et où je m’indigne par réflexe, mais sans réfléchir vraiment. Une attitude passive qui me consterne un peu ; qui me donne davantage l’impression de me délasser l’esprit au zinc d’un café plutôt que de participer à mon acculturation politique auprès de ma cellule de quartier.

Cette attitude, je la connaîtrais presque par cœur. Cette attitude, c’est celle que j’avais clairement fini par adopter face à Dalibourdin investigation ; le contenu de Psyhodelik.

Psyhodelik, peut-être que certains ne connaissent pas.

Psyhodelik, c’est un youtubeur qui s’est mis à exploser sur la plateforme à partir de 2020 sitôt a-t-il adopté un format qui consiste à produire régulièrement des vidéos courtes de commentaires d’actualité. Très rapidement, il a su roder sa formule : chercher les micro-évènements absurdes sur le net, jouer sur les crispations du moment, entretenir les dramas avec d’autres youtubeurs afin de susciter des réactions qui lui permettront par la suite de répondre à son tour et de feuilletonner la situation.

Perso, je n’ai jamais vraiment pris de plaisir à écouter du Psyhodelik… Mais à un moment donné, je me suis pourtant mis à le suivre assidument. Ça occupait mon cerveau pendant les tâches pénibles et répétitives. Ça délassait. C’était mon moment de café du commerce à moi...

Alors certes, j’avais bien conscience que ce qui se disait ne volait pas bien haut, mais je me rassurais en me disant qu’après tout ce n’était pas si méchant que ça, que ça pouvait passer parce que le gars avait l’air d’être une bonne pâte tout en étant de plutôt bonne compagnie… Et puis surtout je me rassurais en me rappelant régulièrement que, de toute façon, par rapport à tout ça, moi je savais où je me situais. J’étais au-dessus de tout ça

Pourquoi je vous précise tout ça alors qu’on parle de PaduStream et non de Psyhodelik ?

Eh bien tout simplement parce que je retrouve beaucoup trop de cette attitude que je pouvais avoir face à Dalibourdin Investigation dans l’attitude que j’ai face à Padustream.

Ce n’est pas un problème de personne ou de ligne, c’est clairement un problème de format.

Car non, quand on se retrouve exposé quotidiennement face au même type de contenu, on ne reste pas « au-dessus de ça ». On est dedans, jusqu’au cou, et ça finit toujours par nous impacter. Il y a toujours une brèche qui va se creuser en périphérie de notre raisonnement ou de notre perception des choses ; une connerie qui finira par passer et qu’on fera sienne parce qu’on n’a pas vraiment pris la peine de faire attention et de vérifier…

Ce genre de format n’est pas propice à la réflexion. C’est même tout le contraire.

Ce genre de format est propice au conditionnement. A l’endormissement de notre vigilance.

Alors, vous allez peut-être me répliquer par rapport à ça : « mais où est le problème ? »

Parce qu’effectivement, ça peut être dangereux d’endormir sa méfiance à l’encontre d’esprits tendancieux comme peuvent l’être Psyhodelik, mais Padu, lui, il n’est pas comme ça. Padu, lui, c’est un vrai. C’est un camarade. Il ne va pas nous la faire à l’envers, lui !

Sauf que, bah justement, le problème que je vois, moi, avec ce type de contenu, c’est qu’il n’anesthésie pas que la réflexion du spectateur. Il finit aussi par anesthésier celle de son auteur. Et c’est un peu ce que je ressens dans l’évolution de Pas Dühring, y compris sur sa chaîne principale.

Car oui, pour moi, clairement, l’esprit de cette chaîne secondaire a fini par tout contaminer, y compris les vidéos dites « plus fouillées ».

Pas convaincus ?

Démonstration…

C’est quoi les dernières vidéos postées sur la chaîne principale ?

En cette fin de mars 2024 ce sont celles-là :

Je rééduque ces 2 cancres sur l’immigration !! (17 mars 2024)

Sommes-nous vraiment victimes d’un complot islamique ? (3 mars 2024)

Mélenchon m’insulte devant Dany & Raz : ma réponse (9 février 2024)

Gaza : pourquoi je soutiens les nationalistes palestiniens (3 décembre 2023)

Gaza : la violence est-elle nécessaire ? (26 novembre 2023)

Gaza : pourquoi discuter ne sert à rien ? (19 novembre 2023)

Immigration, complot islamiste, Gaza, Gaza et Gaza. On en viendrait presque à se satisfaire de cet interlude mélenchonien tant Pas Dühring semble s’être fait aspirer par les thématiques matraquées par Bolloré.

Alors vous allez me dire « oui mais c’est l’actualité qui veut ça ».

Je veux bien, mais sauf qu’entre novembre 2023 et mars 2024, l’actualité ça a aussi été autre chose. Parce qu’il n’y a pas qu’à Gaza que se jouent des questions de colonisation et d’impérialisme : on en retrouve dans le conflit russo-ukrainien, dans la question sahraouie ou plus généralement dans toute la déstabilisation de l’Afrique de l’Ouest. Et puis que dire de l’actualité politique et sociale française ! La question du mouvement social de la SNCF croisée à celle de la législation européenne sur les méga-camions ; le mouvement enseignant en Seine-Saint-Denis et plus généralement contre le « choc des savoirs » ; les affaires soulevées ces derniers temps sur le financement des écoles privées ; la réforme de l’accès aux aides sociales ; les scandales autour de l’organisation des J.O., notamment sur la question du logement, des transports et des travaux ; la maintenance des centrales nucléaires françaises confiées à Amazon ; les élections européennes ; les discours va-t-en-guerre de Macron... Et j’en oublie sûrement !

Tellement de sujets sur lesquels les politiques se positionnent et que les médias en tous genres relaient ! Il n’y avait vraiment rien à creuser là-dedans ?!

Il n’y avait vraiment que Gaza et l’immigration ?

Et puis, tout ça pour en dire quoi, au bout du compte ?

Prenons le cas de Gaza puisque cette question revient à trois reprises. A quoi aboutissent ces 3 x 20 minutes de vidéo plus fouillées ?

Dans celle du 19 novembre, Pas Dühring a cherché à nous expliquer – et à dépasser – la stérilité des débats auxquels on assistait alors sur les plateaux télé entre pro-Israéliens et pro-Palestiniens qui, en réaction aux attaques du 7 octobre, s’accusaient mutuellement et incessamment de « deux-poids-deux-mesures ». Pour ce faire, Padu a décidé de mobiliser le philosophe Tran Duc Thao qui, en 1946, expliquait dans ses écrits que discuter d’une question coloniale n’avait pas de sens si, de part et d’autre du débat, se trouvaient des métropolitains et des indigènes. Chacun des deux partis étant déterminé par une situation matérielle et historique différente liée à leur différence de statut civil, ils ne pouvaient que discuter sur deux plans de valeurs et de représentations différents.

Dès lors, pour Tran, le seul moyen de dépasser cette situation stérile, ça serait d’égaliser les conditions d’existence : décoloniser d’abord, discuter ensuite.

Une fois posé ça, dans la vidéo suivante du 26 novembre, Pas Dühring a alors questionné l’image généralement renvoyée du conflit par les médias, notamment en ce qui concerne le Hamas, présenté comme une organisation terroriste qu’il conviendrait de distinguer de la résistance palestinienne. Pour Padu, il faudrait, face à ce genre de discours, rappeler la réalité des faits : non seulement le Hamas a été élu démocratiquement en Palestine mais, en plus de ça, l’attaque qu’il a mené le 7 octobre impliquaient également les branches armées du FDLP et du FPLP – orgas historiques de l’OLP – qui n’ont rien d’islamistes, le tout avec un soutien global de la population palestinienne. Et ça, pour Padu, ça devrait nous interroger sur l’idée de « violence nécessaire » ; celle qui est au cœur de tout mouvement de résistance et de lutte pour ses droits. Et là encore, pour mettre des mots sur cette idée, le vidéaste a mobilisé le même Tran Duc Thao.

Enfin, dernier des trois épisodes consacrés à Gaza, Pas Dühring explique pourquoi, lui, il a décidé de soutenir les nationalistes palestiniens, contrairement à Lutte ouvrière ou au NPA qui n’entendent soutenir aucun mouvement nationaliste bourgeois ou islamiste. Et pour justifier cette fois-ci sa position, en plus de mobiliser Tran, Padu mobilise aussi Karl Marx himself. Car que dit Marx sur la question des luttes coloniales, notamment quand il commente la question irlandaise ? Il valide systématiquement toute alliance qui irait dans le sens d’une avancée sociale. Or, pour Marx, avoir accès à la citoyenneté, même dans le cadre d’une démocratie bourgeoise, ça peut être un progrès si ça se substitue à un statut d’indigène ou de serf au sein d’une colonie ou d’une société d’ancien régime.

Bref, trois vidéos pour nous dire qu’en gros, eh bah il faut soutenir inconditionnellement toute action palestinienne menée contre la colonisation israélienne. Point.

Alors, je ne sais pas vous, mais moi je trouve quand même la conclusion vachement univoque. Et là, pour le coup – contrairement à la vidéo concernant le vote de gauche en 2022 – j’ai du mal à voir ces vidéos de Padu comme ouvrant à une réflexion. C’est même tout l’inverse. Factuellement, ces vidéos appellent à ne pas réfléchir ; à ne plus se poser de question.

Qui mène quoi à Gaza ? Pourquoi ? Dans quel but ? Avec quelle efficacité ? Tout ça, ce sont des questions qui sont finalement secondaires ; des questions qui nous empêchent de retenir cet essentiel : les attaques venant de Palestine doivent être soutenues sans réflexion ni réserve. Les actions en provenance d’Israël doivent être condamnées elles aussi sans réflexion ni réserve.

Choisissons notre camp d’abord. Questionnons après.

Ça, pour ma part, c’est le genre de discours qui me « trigger » pour reprendre le vocable propre à la chaîne.

Alors après – c’est sûr – vous seriez en droit de me demander ce que j’aurais à redire face à une telle démonstration.

Après tout Tran et Marx n’ont-ils pas raison quand ils disent que toute violence devient légitime sitôt est-elle la seule voie envisageable face à l’oppression ? Ont-ils tort quand ils considèrent qu’il faut savoir s’allier avec des opposants politiques si cela permet, au bout du compte, la mise en place d’un régime qui soit factuellement une avancée en termes de conditions matérielles et politiques ?

Par rapport à tout ça, je vous le dis tout net : en ce qui me concerne, je considère que ni Tran ni Marx n’ont tort. Par contre, là où je ne suis pas du tout d’accord, c’est dans la manière dont Padu transpose la situation indochinoise et irlandaise évoquée par Tran et Marx à la situation palestinienne.

Parce que, bon, élargissons un peu notre approche de la situation d’un point de vue géographique et historique.

Peut-on avoir la certitude qu’une victoire palestinienne menée sous l’égide du Hamas conduise à une avancée des conditions de chacun ou, dit autrement, est-ce que soutenir le Hamas face à la colonisation israélienne, est comparable au fait de soutenir l'instauration d'une démocratie bourgeoise en remplacement d'une monarchie d’ancien régime ?

Déjà rappelons quelques faits. Certes, le Hamas a gagné les élections législatives de 2006, mais il a aussi été à l’origine de la grave crise institutionnelle qui en a suivi quand le Parlement a décidé de s’arroger des prérogatives présidentielles en votant la reprise de l’offensive contre Israël. (Précisons d’ailleurs que le président de l’Autorité palestinienne a lui aussi été démocratiquement élu en 2005.) Cette crise a alors débouché sur la courte guerre civile de 2007 durant laquelle le Hamas s’est arrogé les pleins pouvoirs sur Gaza, sans jamais redéclencher d’élections depuis. Donc, déjà, commençons par nuancer la légitimité qu’a le Hamas à représenter la population gazaouie en 2024, tout en soulignant leur rapport pour le moins distant avec la démocratie, même bourgeoise.

Et même si j’entends parfaitement que la situation délicate de la Palestine n’est pas actuellement la plus favorable à l’organisation d’élections, ne soyons pas dupes pour autant sur ce qu’est le Hamas.

Parce que c’est quoi le Hamas ? Le Hamas c’est une organisation fondée par des Frères musulmans égyptiens et qui aspire ouvertement à l’instauration d’un Etat islamique en Palestine. En cela, ils défendent le même projet politique que leurs alliés du JIP, à la seule différence que le Jihad islamique palestinien est soutenu par le Hezbollah libanais, et donc à distance par la République islamique d’Iran.

Or c’est quoi la méthode de tout ce petit monde pour arriver à ses fins ? C’est la mainmise sur tous les réseaux de sociabilité et de solidarité du pays pour ensuite tenir tout le monde d’une main de fer. Achat d’écoles, d’hôpitaux, de logements, qui ne seront accessibles qu’aux membres ou sympathisants de l’organisation. C’est une mise sous tutelle à vaste échelle de l’intégralité de la population.

A partir de ces faits-là, moi, je pose une question à Padu : au regard de ce qui se passe en Iran, au Liban, voire en Afghanistan, est-ce qu’il estime que la mise en place dans un pays d’une théocratie absolutiste est une avancée du même genre que celle que constitue une démocratie bourgeoise face à une société d’ancien régime ?

Est-ce qu’on est vraiment dans le même cas que dans ceux évoqués par Tran et Marx ?

Alors après, la question c’est de savoir si, par le fait de souligner ça, je ne fais que grossir les rangs de celles et ceux qui prônent l’inaction et le désengagement sur ce sujet-là… A cela je réponds que ce n’est pas le cas.

Ce n’est pas le cas parce que – encore une fois – je suis d’accord avec les positions de Tran et de Marx. Il est évident que, sans intifada, il n’y aurait pas eu d’accord d’Oslo. Mais ces accords, ils n’auraient pas pu avoir lieu non plus s’il n’y avait pas eu, d’un côté comme de l’autre, des acteurs prêts à s’engager sur le chemin de l’entente.

Or en Palestine, il y a des acteurs qui réunissent ces deux conditions : c'est notamment le cas du FDLP et du FPLP.

Le Hamas, lui, ne veut pas la paix. L’éradication d’Israël est le cœur de son programme.

Peut-on espérer de nouveaux accords d’Oslo avec Gaza aux mains du Hamas ? Non.

Peut-on envisager un revirement de l’électorat israélien en faveur des partis moins belliciste dans un contexte où le Hamas tient la bande de Gaza voisine ? Pas certain.

Peut-on espérer que la communauté internationale fasse pression sur Israël en faveur de la Palestine si elle sait que ledit Etat de Palestine est tenu en partie par des organisations respectivement sous influence de l’Egypte et de l’Iran ? Encore moins certain. En tout cas, ça va être rendu plus compliqué.

Donc, déjà, le simple fait de cibler son soutien au FDLP et FPLP plutôt qu’un simple soutien indistinct et inconditionnel serait en soi une position bien plus pragmatique et pertinente en vue de l’indépendance future de la Palestine.

Ensuite, si au lieu de simplement discuter des soutiens, on discutait aussi des projets, on serait davantage en mesure de penser la sortie de guerre au-delà du simple fait de penser au conflit à lui seul.

La solution a deux Etats est-elle viable quand on sait que, même lors des périodes de paix, les deux pays ont tendance à entretenir une croissance démographique très forte afin de ne pas se laisser submerger en nombre par le voisin ; croissance qui participe d'ailleurs à accroitre la pression sur les territoires occupés ? La solution à un seul Etat – binational – ne serait-elle donc pas la seule viable à long terme ?

…Ou bien on peut rester sur l’idée de deux Etats irréconciliables, soit, mais dans ce cas-là une supervision internationale devra certainement s'imposer pour éviter les risques évidents de conflit : mais sous l'égide de qui ? Avec quels moyens ? Pour quels risques ?

Alors oui, je pose beaucoup de questions pour au final n’apporter que très peu de réponses. Mais n’était-ce pas ce qui faisait justement tout l’intérêt des vidéos de Pas Dühring ? N’était-ce pas justement ce qui le valorisait par rapport à tous les autres penseurs d’intérieur ?

D’ailleurs, elle remonte à quand la dernière vidéo où Pas Dühring posait plus de questions qu’il n’apportait d’affirmations ? Elle remonte à quand la dernière fois où Pas Dühring apportait une connaissance qui permette de reconsidérer une question donnée plutôt qu’une affirmation invitant à clore tout débat ?

Me concernant, je considère que ça remonte à son cycle où il corrigeait Julien Rochedy sur les âneries que ce dernier pouvait professer dans ses conférence au sujet du marxisme…

…Et au fond, dire ça, pour moi, c’est tout dire.

C’est dire toute la limite qu’il y a dans la chaîne de Pas Dühring.

Quand il s’agit de rester dans le théorique et de débunker les propos tenus par les esprits les plus incultes de YouTube – qu’ils soient de droite comme de gauche par ailleurs – Pas Dühring, ça passe. Ça passe pour corriger deux zigotos qui ne savent pas lire les études qu’ils postent au sujet de l’immigration. Ça passe pour corriger Mélenchon quand il dit de la merde sur les marxistes. Ça passe quand il s’agit de corriger Mediapart ou Blast au sujet de leurs raccourcis foireux sur le premier tour des Présidentielles… Mais sitôt s’agit-il d’aborder des questions un peu plus complexes que, brusquement, ça manque cruellement d’outillage.

Tout ne peut pas se discuter qu’avec de la théorie.

Tout ne peut pas se lire et s’analyser que par la seule entremise d’un traité de Tran Duc Thao, de Karl Marx ou de Michel Clouscard.

A un moment donné, il faut aussi avoir un peu de bagage historique, sociologique et politique pour analyser les situations. Il faut aussi du recul. Or, j’ai l’impression que c’est ce qui commence à manquer de plus en plus à Padu.

Pris dans son flux, il en vient de plus en plus à commenter plutôt qu’à analyser ; à poser des grilles toute faites plutôt qu’à les forger en fonction des situations ; et surtout j’ai l’impression que son approche devient de plus en plus abstraite et hors-sol – à la manière de ses acolytes influenceurs – au fur et à mesure qu’il en vient à adopter leur format et leur condition.

Pas Dühring est en train de devenir un penseur d’intérieur.

Sa seule vidéo sur l’immigration en serait presque un révélateur à elle seule. Et si vous n’êtes pas convaincus, repassez-vous sa fameuse vidéo sur le vote utile 2022 et comparez.

Comparez ne serait-ce que le ton de l’une – calme, posé et pédagogue – avec le ton de l’autre, où Padu passe son temps à se mettre en scène avec son pote comme l’aurait fait Dany avec Raz ; à jouer comme un lourdingue de l’ironie comme l’aurait fait un Usul : le tout en singeant les mimiques méprisantes d’un Antoine Goya ; et tout ça pour au final se moquer bêtement des franges les plus bêtes du camp d’en face comme l’aurait fait un Psyho.

Putain mais, franchement, moi je trouve ça triste.

Du coup, qu’en déduire de tout ça, au moment d’arriver à la conclusion de ce papier ?

La présence de Pas Dühring sur le net est-elle vraiment utile à la gauche ?

Alors certes, on pourra toujours s’accrocher à l’idée que, quitte à ce qu’il existe un public pour mater du réact’, autant qu’il aille voir les réacts de Padu plutôt que les réacts de Psyho. Soit. Pourquoi pas…

…Mais d’un autre côté, du contenu à la Psyho de gauche, ça reste quand même du contenu à la Psyho.

Aujourd’hui qu’offre Pas Dühring à part le fait d’hurler avec les loups de sa propre meute tout en acceptant de se faire dicter ses thèmes par tous les fonds de tiroir de YouTube ? Qu’offre-t-il à part du drama ? Du commentaire sur le commentaire ? Du prêt-à-penser plutôt que des éléments de réflexion ?

Est-ce que ça permet vraiment de faire ressortir quelque chose de bon, tout ça ? Je ne sais pas. Et franchement, je ne crois pas.

Au final, je trouve que ce gars, bien que fort sympathique et bien intentionné, est désarmé comme tous les autres face aux enjeux d’aujourd’hui.

Il n’arrive pas à penser au-delà de son cercle, au-delà de sa génération, ni même au-delà de son écran pour énormément de choses.

Pourtant il pense qu’il doit en parler. Beaucoup. Partout. Ne voyant même pas que, plus il inscrit sa parole au sein des différents réseaux sociaux qu’il utilise, et plus ces structures finissent par modeler sa parole, sa pensée. Son acuité.

Aujourd’hui, je peine de plus en plus à distinguer la parole d’un Pas Dühring de cette d’un Usul, Bégaudeau, Dany, Wissam, Cathédrale Osseuse. Tout ça finit par converger, tout doucement, entonnant les mêmes slogans et entretenant les mêmes impensées.

La gauche avait-elle vraiment besoin d’un nouveau produit totalement formaté par YouTube et par Twitter ? Je ne pense pas.

Ce que je pense, pour ma part, c’est que YouTube et Twitter ont surtout besoin de gens de gauche qui sont avant tout des gens de gauche en dehors de YouTube et de Twitter.

Et plus généralement, je pense que la gauche a surtout besoin de gens de gauche qui ne sont pas des gens de YouTube et de Twitter.

Qu’on n’oublie pas où se trouve la lutte, la vraie.

Car seule la lutte sait forger les esprits et ouvrir aux enseignements de l’Histoire.

Et si notre cher Padu ne veut pas, à la longue, se fourvoyer,

Qu’il retourne au terrain et à la prise de recul, juste pour voir…

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le 21 mars 2024

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