Severance
8.1
Severance

Série Apple TV+ (2022)

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Me vs Myself : Je suis vivant et vous êtes morts. Ou l'inverse ?

Comme souvent ces derniers temps, c'est le littéral chagrin de voir quelqu'un passer à coté de la série qui a motivé l'écriture de cette critique, et je ne dirais sur cette personne et sa critique qu'une chose : à trop projeter ses propres attentes sur une série, on finit par louper l'essentiel, qui se passe dans les marges.

(EDIT : un échange amusant avec ladite personne a cela dit épongé mon chagrin, et confirmé mes craintes : quelqu'un qui considère que rester campé sur ses position et lancer une phrase laconique sont preuve de...je ne sais pas en fait ; personnellement j'appelle ça de la suffisance, mais c'est toujours mignon à lire, voire amusant parfois, quand c'est bien fait (cf le Torpenn de la grande époque), mais fermons la parenthèse et parlons de la série)

Severance, sous ses atours de série critique dénonçant l'aliénation de notre société, son égoïsme, part sur un postulat simple, voire simpliste, d'une efficacité troublante : pour diverses raisons, des individus ont recours à un processus leur permettant de couper leur vie "réelle" de leur vie professionnelle.
Une intervention chirurgicale sépare littéralement la personne en deux entités mentales, émotionnelles, autonomes, habitant le même corps : l'une vit la "vraie vie", et l'autre, la personnalité "secondaire", une vie exclusivement entre les murs de son entreprise. Les deux entités n'ont pas de lien, ne peuvent communiquer. Mieux, elles n'ont pas le droit de communiquer : la moindre information, écrite ou autre est rigoureusement interdite. Mais les "innies" (le petit nom de ces fourmis) sont dociles et dévoués... Pourquoi se rebeller lorsque le seul monde que l'on connaît est celui de l'entreprise, véritable univers en vase clos ?
On a donc d'un coté la vie de Mark, ayant vécu un événement suffisamment traumatique pour avoir recours à la Severance, simplement pour le répit de quelques heures que lui offre cette procédure, peut-être l'espoir que son "Innie" (son alter ego, donc, en un sens) sera épargné par la souffrance qu'est devenu son quotidien.
Et en un passage par l'ascenseur d'entrée,, hop, la magie opère (marquée par un subtil et explicite changement de focale, niveau visuel, et par un troublant jeu d'acteur évoquant le Hyde de Moffatt, et ces performances d'acteurs de théâtre où tout se trouvait dans le basculement subtil du regard et le jeu d'acteur, et non dans les artifices grossiers d'une transformation physique réelle à coups de CGI et de postiches nasales) et Mark devient Mark M., chef d'équipe d'un service dont la pratique reste trouble; délibérément.
Trouble, certes, mais mais comme précisé plus haut les "Innies" sont obéissants; de bonne volonté, et pour cause : ce sont littéralement des "nouveaux nés", n'ayant accès au monde que via les informations qu'on veut bien leur délivrer. Ils sont infantilisés, cobayes humains parfaits pour des expériences sociologiques dont les tenants et les aboutissants restent obscur, et où les différents département de cette société tentaculaire sont maintenus isolés, voire montés les uns contre les autres pour éviter tout risque de fraternisation.

(EDIT : déjà là, pour qui veut bien faire un effort minime de réflexion, on se retrouve face à une inversiondes valeurs dans le cas de Mark : son Enfer, ce n'est pas l'univers du travail en vase clos, mais au contraire sa "vraie" vie ; il choisit d'être cobaye pour en échapper, d'appliquer une forme de Fordisme (éventuellement dans l'espoir que les Innies, délibérément, aboutissent à une forme de compétition stakanoviste ?) à la formule "Metro Boulot Dodo", quitte à ne jamais savoir s'il fabrique des bombes pour terroristes, des bonbons, ou s'il passe ses heures à torturer des innocents, tant qu'il a moins de temps de conscience, moins de temps à vivre, littéralement "tuer le temps"... L'ironie sadique de la chose et l'écho à "Arbeit Macht Frei" n'aura certainement pas échappé à certains. Une analyse plus poussée des relations Innie/personnage, mais aussi des dynamiques qui se créent entre les Innies au sein de cet Enfer métaphorique de l'Entreprise, où personne ne sait s'il y a un dessein, ou s'ils simplement des Sisyphes en train de pousser une boule retombant chaque jour au pied de leur montagne s'avérera, quoi qu'en disent certains, particulièrement intéressantes, révélatrice, et troublante, mais en dire plus, ce serait "spoalé" comme on dit!)
Et rapidement, une nouvelle recrue, Ellie L., ne comprend que trop bien, trop directement ce que cette Severance implique : L'extérieur n'existera jamais plus pour Ellie L. Chaque arrivée au boulot activera désormais son Innie, son double, et elle ne connaîtra désormais que les murs blancs, les fêtes factices, les jouets-récompenses, et le classement de chiffres qui lui font ressentir des émotions négatives en tant que seul univers en vase clos.

(EDIT 2 : soit la réaction "normale" attendue de quiconque se retrouverait dans un monde dénué de libre arbitre, et le fait que ce soit Ellie qui réagit le plus "sainement", n'est pas anodin)


De ce postulat cauchemardesque, on pourrait légitimement s'attendre à une série d'horreur psychologique mâtinée de SF et de réflexion sur le sens de la vie, ou une sorte de remake transposé du Prisonnier dans le délire paranoïaque qui s'offre de lui-même à nos élucubrations. Ca coulerait de source, en un sens. Mais...


Mais limiter la série tout ça, ce qui serait déjà pas mal, ce serait oublier que Ben Stiller est aux commandes, (ayant déjà fait ses preuves dans le réjouissant et surprenant de richesse ,de justesse, et d'efficacité, l'injustement oublié Tropic Thunder) qui sait manier avec brio les ruptures de ton, articuler l'anxiogène et l'humour noir, le sarcasme et la distance critique, l'absurde poussé dans ses derniers retranchements sans gâcher la sève noire de la série, notamment grâce à une excellente direction d'un casting magistral :

On a quand même droit à un Adam Scott tout en finesse, qui fonctionne à merveille avec une Britt Lower rebelle, un Zack Cherry blasé, une excellente et trop peu présente Dichen Lachman qui continue de prouver que son talent ne se limite pas à la tatane , mais aussi un John Turturro bien loin des pitreries transformeresques touchant au possible, donnant la réplique à un non moins émouvant Christopher Walken loin de sa zone de confort, une Patricia Arquette qui danse entre les facette de son personnage finalement plutôt complexe et qui se marie parfaitement avec l'univers surréaliste de la série, sans oublier le calculateur et traumatisant de jovialité forcée Tramel Tillman, assumant son rôle d'éducateur à la perfection (et je m'arrête là, je ne suis pas payé au mot, hein!), entre autres acteurs qui non seulement savent tirer leur épingle du jeu, et danser avec les autres. Une vraie direction d'acteurs qui permet à l'ensemble de fonctionner.

Non seulement Severance est sérieux dans son propos et drôle dans sa façon d'aborder ce dernier mais surtout audacieux dans sa façon de rompre avec ses propres postulats, dans sa capacité d'autodérision face à sa propre étrangeté.
Severance s'offre au final le luxe de tutoyer à la fois Utopia, Dispatches from Elsewhere, The Prisonner, et de le faire avec humilité et humour.
Ben Stiller fait preuve de maestria dans l'utilisation des tropes de la parano-fiction des 70's, avec respect et lucidité quant au limites posée par le genre, pour mieux se les réapproprier, avec audace et déférence.

Autrement dit, c'est 'achement bien (j'aurais peut-être dû commencer par là... )

Créée

le 16 janv. 2023

Critique lue 8.1K fois

90 j'aime

11 commentaires

toma Uberwenig

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