On découvre les fragments d'un univers juste à côté du nôtre, mais dans lequel les interactions entre les êtres nous sont presque inconnues. La dépendance aux choses et aux gens n'est plus autant ralentie par la peur de perdre. Elle est tournée vers l'extérieur, à l'image d'un monde ouvert où les éléments surnaturels ne représentent pas en premier lieu une menace. L'inconnu n'est pas vécu comme quelque chose d'irréversible, il n'y a nulle crispation par rapport à ce qui n'est pas maîtrisé et pourrait donc être dangereux, mais une vie mêlée à cet inconnu qui permet d'explorer en permanence. Tout ce qui arrive est une opportunité d'en faire partie, d'expérimenter où mènent les éléments plutôt que de se déterminer à partir d'eux. Ainsi la perception ne dérive pas d'une vision mentale, de ce qu'on imagine être le monde, mais fait sens pour apprendre son mouvement mystérieux, signifié par The Loop en sous-sol de la ville.
Dans un tel écosystème, les réactions des personnes paraissent souvent étranges, joyeusement surprenantes. Situés dans une simplicité d'expérience dépassant les risques éventuels, les sentiments évoluent vers une moindre dépendance affective. Les personnes vont au-delà de leur définition psychologique, et le but n'est pas de constituer des personnages cohérents au terme d'une histoire racontée, mais de les exposer à des expériences à vivre.
C'est cette liberté supplémentaire qui permet à May d'aller se promener avec son futur amant d'un jour, alors que la peur de blesser ses parents et son petit-ami présents avec elle aurait pu la censurer. Liberté aussi de dire non au piège du dernier "Je t'aime", certes romantique mais appartenant à un instant révolu. Et liberté enfin de déposer les boucles d'oreille de l'adultère à sa mère, se libérant de la honte refoulée que sa mère voulait lui coller.
L'indépendance ou la nouvelle sagesse affective semble aussi grandir au fil des générations. Lorsque Cole demande à sa mère Loretta si il lui a manqué durant son saut temporel d'une vingtaine d'années, l'un et l'autre ne sont pas dans l'effusion des sentiments. Lui vérifie presque par curiosité, et ce qui ferait écho à la peur d'être oublié est un reliquat finalement assez peu actif, il n'y a pas de supplication dans son regard alors qu'il a bien pris la mesure des événements. Pour elle la situation est légèrement différente puisqu'elle est à cheval sur deux générations. En réponse à la question, l'émotion du manque la submerge un peu au début, mais elle est bascule rapidement dans une étrange douceur, celle d'un nouveau rapport au temps et à ces mystérieux éléments qui forgent une autre perception naturelle des événements : "C'est parce que tu as traversé la rivière quand elle coulait".
Ces événements spatio-temporelles continuels modifient le vécu et la représentation intimes, en balayant l'expérience de motifs renouvelés ils augmentent l'impression de proximité au monde, au point que la vie semble en vérité toujours présente sous une certaine forme, même lorsqu'elle est momentanément invisible. La notion de disparition devient du même coup relative, et le rapport à la mort est au passage également modifié. C'est ainsi que Klara est presque sereine lorsqu'elle annonce conjointement à Russ la mort prochaine de ce dernier, et que le Russ en question regagne secrètement le cœur du Loop, dans un mystère complet.
'Partir' du monde se réalise sous bien des modes : saut temporel, monde parallèle, échange de corps, ... plutôt qu'un ensemble d'objets et d'individus fixes évoluant en vase clos, le monde apparaît plutôt comme un lieu ouvert d'échange et de transmission d'informations, enrichissant les perceptions en permanence. Ainsi du robot qui accueille le corps de Jakob et que nous arrêtons de voir simplement comme un pauvre amas mécanique. Et ainsi surtout de Georges et son bras 'artificiel'. Après avoir lui aussi réagi de manière contre intuitive aux confessions de sa belle mère sur l'exil forcé du premier 'être-robot" (il aurait pu se refermer et maudire son père d'avoir préféré protéger le secret de cet être, plutôt que de l'avoir aider à grandir lui, son 'vrai' fils biologique), Georges se précipite sur l'île du trauma partagé avec l'Adam-robot en question. La connaissance intuitive 'd'être un robot' est portée par ce bras artificiel, il lui donne ce réflexe psychologiquement nécessaire mais aussi surtout quasi biologique d'aller aider son semblable. Le bras est physiquement à l'intersection des événements et par lui, lors de leur rencontre, l'être à part devient naturellement le frère à aider. Les objets ne sont dès lors plus des objets, mais des vecteurs d'existence à part entière, ils prennent la place 'égale' d'un autre, au même titre qu'un être humain conçu comme le réceptacle d'expériences de vie.
Des éléments et références visuelles connus de science-fiction sont mêlés à une perception inédite, pour créer une cohabitation des êtres jamais vue. On y voit réconciliés technologie et sens du sacré pour une vie diverse, inattendue et respectée quelque soit sa forme. Un nouvel imaginaire où la joie d'expérimenter et de connaître authentiquement a supplanté la peur de l'inconnu, l'évitement perpétuel, la tentative de maîtrise ou de domination qui fige le monde dans sa représentation. Un nouveau lien au monde qui a la forme d'un jeu, d'un mouvement que chacun pourrait activer à sa manière. Les personnages font face à leurs peurs, car il est aussi question de montrer comment le flambeau de l'ancien temps si compliqué, si mental, si illusoire, peut s'éteindre petit à petit. Les réactions étranges et inconnues déroutent au début mais apaisent rapidement ensuite, en donnant à sentir la douceur et la simplicité que l'on peut avoir dans notre rapport à un monde pourtant explicitement cryptique. Le déroulement est libre, il ne joue pas sur le suspense mécanique d'un 'dévoilement de la structure ultime' du Loop, rien n'est fermé ou définitif. Cette retranscription du mystère naturel de la vie est très appréciable, elle transmet une certaine humilité, un respect envers la vie et sa vérité multiforme, non réductible à une explication extérieure rassurante.
La spontanéité réjouissante des personnes nous est encore partiellement étrangère, mais l'étrange naturel fait mouche. Ce contraste apaise et initie un ré-apprentissage, nous aide à grandir en assouplissant notre dépendance mentale à la réalité, nous aide à acquérir une connaissance plus empirique, confiants en la justesse de nos expériences de vie. Une autre voie possible qui s'anime sous nos yeux, et imprime en nous la souplesse de nouveaux mouvements aptes à recycler notre monde.