Comme Ricky Gervais l’a si bien rappelé à la dernière cérémonie des Golden Globes (où The Morning Show pouvait se targuer de sa présence dans toute une pléiade de catégories différentes), difficile de ne pas trouver hypocrite les grandes chorégraphies menées par une multinationale comme Apple pour nous donner des grandes leçons de rigueur journalistique : quoi de plus valeureux que la vérité au pays de Steeve Jobs ? Lancée aux côtés notamment de For All Mankind et See pour le démarrage (passé un peu inaperçu ?) du service VOD de la firme à la pomme, AppleTV+, The Morning Show réunit un casting hollywoodien dans un drama prenant place dans les coulisses d’une matinale américaine : jusque là, pas de quoi en faire un fromage, malgré le gratin. D’autant plus qu’on avait déjà beaucoup donné de nous-mêmes avec la très pénible (et peu regrettée) The Newsroom, ses grands discours et sa vision fantasmée-creuse du journalisme télévisuelle – alors que c’était pourtant du Sorkin sur HBO. Sauf que, contrairement à ce qui a beaucoup été répété (car personne ne l’a regardé), The Morning Show n’est finalement pas qu’un plaidoyer doléant sur l’injustice du monde offert par Jennifer Aniston. C’est aussi, et c’est bien peu de le dire, la première grande fiction post-Weinstein.
Il est 3h30. Le réveil sonne : une nouvelle journée commence sur les grands et puissants Etats-Unis d’Amérique. Mais l’air ambiant au Pays de la Liberté n’a ce matin pas tout à fait la même odeur : l’info, rapide un éclair, a fait le tour des réseaux. Les rêves qu’on nous vendait sur tous les écrans depuis des décennies, le visage de cette grandiose Amérique – c’est celui d’un pervers obèse influent, riche, intouchable… jusqu’à aujourd’hui. Les langues se délient, les têtes tombent, plus personne n’est à l’abri – même les plus puissants ? On se fait la guerre à coup de dièse et, sans qu’on s’en rende compte, on fait le ménage : dans ce Nouveau Nouvel Hollywood, tous seront irréprochables. The Morning Show débute dans ce climat si étrange et fascinant de la chasse aux sorcières : on remplace les femmes indignes par des hommes au comportement pas tout à fait respectable – la colère, elle, demeure la même. Justifiée ? A priori bien plus dans un cas que dans l’autre, mais c’est la rage qui parle – et plus personne ne s’écoute. Les affaires se règlent en un titre de presse, les condamnations sont rendues en un commentaire Facebook.
Si The Morning Show surprend c’est déjà parce qu’elle évite l’évidence de la colère, qu’elle connaît l’ambigüité du mouvement MeToo. Les hommes comme Weinstein n’ont, en apparence, rien de détestable – ils sont même au contraire sympathiques, abordables, drôles et charismatiques. Des hommes qui aiment et chérissent leurs familles, leurs amis, leurs collègues – ordinaires mais influents. L’état des lieux de The Morning Show englobe toute une série de problématiques qui font désormais la Une des interrogations sociétales : un viol, c’est quoi ? et le consentement ? Il y a-t-il plusieurs degrés de viols ? Comment la politique du silence a pu-t-elle être la norme pendant tant d’années ? Faut-il agir dès l’accusation ? Et le bénéfice du doute ? Plutôt que d’y répondre, The Morning Show préfère en garder la force évocatrice : personne n’a rien à se reprocher, chacun est coupable de ses actes, ou au contraire de son absence d’action. Faudrait-il, parfois, plutôt se taire ? Le constat, glaçant, anarchique, est qu’il faut gueuler la vérité et la laisser vivre – c’est en cela que The Morning Show rejoint l’image qu’on s’en était fait.
Drame de prestige qui empiète sur les plates bandes des meilleures créations HBO, Showtime, FX, The Morning Show n’évite pas quelques longueurs, et même quelques fautes de goût. Pourtant, impossible de rester passif devant ses fulgurances : l’image traumatisante de cette scène de viol sans cri, sans coup ; mais aussi les vingt dernières minutes de la saison, pur coup d’éclat télévisuel, jouissif et haletant comme l’est un monde si propre qui s’écroule. Le casting, où brillent particulièrement Steve Carell et Billy Crudup, est un sans faute – même Jennifer Aniston, dans toute sa superficialité, est un choix impeccable : c’est cette même façade qui donne à son personnage si ambigüe toute sa profondeur, comme une Claire Chazal au bord de la crise de nerfs. Un bouillonnement global, celui d’un monde médiatique en détresse : des départs de feu quotidiens, et, au milieu, des figures de femmes – fortes et nouvelles, inconnues et surprenantes, se frayant un chemin dans la tourbière d’un patriarcat parfois à peine tangible. The Morning Show n’est pas seulement une réussite, c’était une nécessité.