Lorsque HBO commanda courant 2011 une série à Aaron Sorkin, c’était le rêve de tout sériephile qui se réalisait : voir l’un des dialoguistes les plus talentueux d’Amérique, tout juste remis de son Oscar, s’épanouir sur la chaîne la plus prestigieuse du monde : il y avait de quoi être impatient. Quand se greffèrent au projet des acteurs aussi sous-estimés que Jeff Daniels ou Dev Patel, l’attente sereine se transforma en impatience. C’est pourtant après seulement trois saisons et un nombre innombrable de virulentes critiques que The Newsroom s’achève déjà sur HBO.
The Social Network avait été une surprise de taille car malgré le débit de parole élevé utilisé par ses protagonistes, il ne sonnait pas comme un script de Sorkin. Le fond du film de Fincher n’avait rien de patriotique, rien d’optimiste, il s’agissait d’un décryptage profondément désenchanté sur le paradigme socio-économique moderne et n’importe qui ayant déjà vu un épisode de The West Wing ne pouvait que deviner le changement d’état d’esprit évident qui séparait les deux œuvres. Les plus aventureux pouvaient même y voir un virage créatif, moins naïf et potentiellement plus passionnant, et on attendait de The Newsroom qu’elle confirme cette nouvelle direction.
On a beaucoup parlé à l’époque de la scène d’introduction du pilote de la série. Pas loin de dix minutes d’une joute verbale fascinante, d’ors et déjà rentrée dans les annales de la télévision. Un journaliste alors encore inconnu du spectateur se voit poser une question qui donnerait de l’urticaire à n’importe quel non-américain : Qu’est-ce qui fait des Etats-Unis le meilleur pays du monde ? Oui, c’est très idiot. A un tel point que même Sorkin s’en rend compte, et pendant un instant, la série est un chef d’œuvre : Will McAvoy, personnage principal de la série, répond par la négative. Cela ne dure malheureusement que quelques secondes, et trois phrases plus loin, on explique sans broncher à l’audience que si les Etats-Unis ne sont pas le meilleur pays du monde, ils l’ont été et peuvent le redevenir. Inutile de s’étendre indéfiniment sur cette aberration qui aurait déjà eu tout à fait sa place dans The West Wing, elle était prévisible même si un minuscule espoir d’innovation demeurait. Pourtant, elle représente à elle seule l’erreur monumentale de The Newsroom. Sorkin fut un scénariste rêveur, ce n’est pas nouveau : mais qu’arrive-t-il à ce Candide lorsqu’il remet l’objet de son admiration en question ? Il donne des leçons, il fait la morale, il se transforme en Don Quichotte du bon goût.
Pendant trois saisons, Aaron Sorkin va expliquer à son spectateur ce qu’est du bon journalisme. Il va très souvent reprendre un événement réel, et ce parfois avec plusieurs années de recul, et montrer ce qui, selon lui, aurait été le traitement idéal de cette affaire. C’est une démarche qui, en apparence, ne dérange pas, mais elle se heurte néanmoins à des limites à la fois philosophiques, morales, narratives et empathiques. N’importe qui peut regarder rétrospectivement la manière dont a été présenté un événement précis dans les médias et s’autoproclamer juge éthique en expliquant comment lui l’aurait réalisé. C’est pourtant exactement ce que Sorkin fait. Et ce non pas en montrant l’ambivalence de cet acte, mais en usant de personnages moralement intouchables qui passeront des heures à disserter sur le meilleur moyen de traiter une information, le tout bien emballé dans un monologue dégoulinant de bien-pensance. En plus d’être d’une condescendante détestable, cela pose un problème de crédibilité. Bien sûr que Sorkin ne cherche pas le réalisme, mais ce sont deux données bien distinctes, et assister à l’exercice parfait de ces journalistes irréprochables a quelque chose de lourdingue, et il est difficile de s’y attacher.
Car l’autre gros souci de The Newsroom c’est sa galerie de personnages et globalement tout ce qui touche à leurs vies privées et aux relations qu’ils entretiennent. Sorkin n’a jamais été très bon avec l’intimité de ses protagonistes (sauf quand ceux-ci sont des génies asociaux comme dans The Social Network), et The Newsroom n’échappe pas à la règle. Les dialogues à rallonge font partie intégrante de sa plume, mais là où ils ont un intérêt certain lors de discussions formelles, il y a quelque chose de faux dans leur utilisation quotidienne. C’est un peu comme assister au concert désagréable d’autistes charismatiques qui se balancent des piques à tout-va. Mais le plus gênant étant que tout ce beau monde est finalement écrit de la même manière : il n’y a absolument aucun moyen de différencier une ligne de dialogue de Will, Don ou Sloan, tout simplement parce Sorkin ne distingue pas ses personnages, non seulement dans leur expression, mais aussi dans leur caractère : ils ont globalement les mêmes défauts, la même morale et se mettent d’accord sur à peu près tout.
C’est la répétition de ces tics d’écriture facilement repérables qui empêche à The Newsroom de tenir sur la longueur. Parce que la série est tout sauf une catastrophe, régulièrement ponctuée de scènes remarquables, écrites à la perfection et ayant une résonnance, philosophique comme politique, assez admirable : de l’interview d’un membre du Tea Party à un débat sur la position d’internet dans le journalisme moderne, Sorkin ne manque évidemment pas de talent, et c’est pour cela que tout ceci n’en est que plus frustrant.
The Newsroom c’est le brouillon du chef d’œuvre qu’on attendait. Il aurait fallu que HBO dégonfle le melon de Sorkin, lui fasse une leçon de pédagogie et lui explique que parler vite ne rend pas un sujet plus complexe. Mais surtout il aurait fallu qu’on colle au bonhomme un co-showrunner capable d’écrire un personnage possédant ses propres ambiguïtés et pouvant avoir un autre objectif que celui de sauver le monde par le biais de son JT câblé prétentieux aussi objectif et honnête qu’un édito du Quotidien du Peuple. Aaron, si le journalisme pouvait se résumer à « dire la vérité aux gens » en évitant scrupuleusement tout dilemme et toute grossière erreur, tu n’aurais sans doute pas eu besoin de la créer, cette série.