Gary Kellgren est un nom aussi important que méconnu. Il faut dire que c'est rarement des ingénieurs du son qui sont derrière les micros. Cet homme né en 1939 deviendra un pilier des légendes musicales des sixties-seventies: l'utilisation des moteurs à réaction sur une musique, le confort dans les studios, les effets psychédéliques, pour tout ça il fut un pionnier. Producteur de disque occasionnel (co-fondateur des studios Record Plant à Manhattan), il a surtout produit Buddy Miles. Comme ingénieur du son par contre, ce mec a enregistré entre autres Jimmi Hendrix, Franck Zappa, Soft Machine, Alan Parker, John Lennon, et Barbara Streisand sur la fin. Père de deux filles, il meurt dans sa piscine Hollywoodienne. Bien qu'on sait que le décès aura été provoqué par un accident, le doute plane sur son origine : noyade accidentelle, choc électrique alors qu'il essayait de réparer des hauts-parleurs sous-marin, tentative ratée de sauvetage de sa maîtresse ? C'est pas Mick Jagger ou Jim Morisson comme légende, c'est sûr, mais il y a de quoi se poser 2-3 questions... Il est mort en 1977. Soit l'année de la fin des seventies, et pour beaucoup d'amateurs du rock, de la mort du genre en tant qu'Art à part entière. Soit l'année de Sex Pistols, Brian Eno en solo et de Suicide.
Pourquoi je m'emmerde à écrire sur lui pour cette critique ? Parce que c'est LUI qui a dû enregistrer les deux premiers disques de The Velvet Underground. C'est donc lui qui a eu la charge de faire de leurs larsens des cris musicaux. C'est lui qui a dû mixer "Sister Ray". Alors respect. C'est bien beau de parler du boulot de Lou Reed, John Cale et consorts, mais que serait leur musique si quelqu'un ne rééquilibrait pas leur sauvagerie derrière ? Car, comme le veut la légende : quand ce groupe joue de la musique, tous les voyants sont dans le rouge. Bienvenue au club des incendiés.
"White light/white eat" est, sur les trois premiers disques du groupe, posés sur le piédestal des albums maudits, le plus méconnu et surtout le moins populaire. C'est pourtant le seul disque de toute leur discographie qui est 100% The Velvet Undeground : pas la seule ombre d'une personne extérieure, et John Cale est encore là. La voie était libre, ils pouvaient pousser leurs curseurs à fond. Chaque titre a son mot (et sa note) à dire, chaque morceau a sa raison d'exister, chaque chanson a une personnalité démarquée et résolument hypnotique.
"White light/white eat" et "Here she comes now" sont pourtant des mélodies qui, sans la décadence du groupe, auraient pu rendre des tubes pop. Mais avec cette décadence justement, ces morceaux vont bien plus loin et deviennent intemporels. "The Gift", radicalement original, est passionnant : la personne la moins anglophone restera tout de même fascinée par cette récitation de 8 minutes, où la voix passe à gauche et la musique par la droite (les MP4 n'existaient pas à cette époque, faut-il le rappeler ?). Cale raconte une nouvelle des plus macabres, tandis que le groupe rejoue inlassablement la même musique en l'agrémentant juste d’improvisations stridentes et jouissives. C'est ce qu'on appelle l'innovation. Juste extraordinaire. "Lady Godiva's Operation" se distingue surtout par son chant : mélodie minimaliste, mais surtout, le volume de la voix ne cesse de se modifier d'elle-même tout le long du morceau ! Quant à la musique, comme d'habitude, c'est du garage bien crade qui transpire l'authenticité et la marginalité qu'ils décrivent avec énormément de crédibilité. Lassante à la longue toutefois. "I Heard Her Call My Name" est magnifique, et figure comme une introduction dantesque idéale pour le monstre "Sister Ray". Violence et douceur, liberté et maîtrise. On entend même le bassiste arrêter de jouer, pour laisser la guitare se torturer invraisemblablement elle-même, aux côtés d'une batterie qui tape tout ce qu'elle peut. Cette partie est à l'image de l'album lui-même : sans fioriture, hyper radical, complètement sauvage. Si il pouvait te mordre, ce disque te mordrait. Mais ce serait une morsure de vampire.
Et puis, bam : "Sister Ray". Conseil à ceux qui, comme moi, avaient déjà entendus parler de ce chef d'oeuvre avant d'écouter l'album, si vous voulez l’ouïr par Youtube, je vous le déconseille : avec le curseur, vous aurez encore plus de mal à aborder la première écoute du morceau. On n'adhère pas du premier coup, mais à la deuxième écoute, vous serez animé d'une puissante passion excitée, provoquée par ce morceau. Comment le décrire autrement qu'avec un vocabulaire apocalyptique ? Un Enfer de 17 minutes, invité lors d'une séance de légende (car totalement improvisé, en une seule prise, basé sur un seul accord qu'on écoute littéralement se faire dépecer). Les larsens n'ont jamais été aussi beaux et personnifiés que sur ce morceau, qui transpire les bas-fonds comme si on y était, et qui nous défonce comme une drogue. La suractivité, l'énergie incontrôlable du groupe et surtout cette violence insensée se ressentent à chaque minute, tant et si bien que les musiciens ne jouent plus ensemble, mais les uns contre les autres, et "Sister Ray" devient le champ de bataille d'une guerre musicale sans égal ni répit. A tel point que, vers les 5 dernières minutes, alors qu'ils semblent se calmer, on entend la batteuse Tukker repartir de plus belle : on "voit" Reed, Cale et Morisson la regarder en se disant "ah ouais, tu veux jouer à ça, salope ?"... et ils se déchaînent comme des fous furieux, chacun dans leur propre délire, ne jouant même pas la même tonalité, nous laissant dans cette sensation d'impuissance jubilatoire face à cette lutte que seuls leurs Démons les a poussés à effectuer. "Sister Ray" est un chaos indescriptible, camé jusqu'à l'os, et quasiment impossible à reprendre (et encore moins dans un état premier). Mais le plus impressionnant, comme pour le reste de l'album en général, c'est qu'il a 50 ans. Putain. 50 ans. Il n'a pas vieilli. Et malgré tous les groupes de métal qui ont fleuri, malgré les rappeurs actuels, aucun (ou presque) n'arrive à la hauteur de la rage lâchée sur ce titre. C'est extrêmement fort.
Alors hommage à Gary Kellgren, qui a eu pour mission impossible de rendre audible ce foutoir insaisissable.