Planète à la tronçonneuse
Deux séquences d'évènements forment désormais contrepoint dans la narration : l'action elle-même (la lutte contre le « mur »), et les flash-backs qui approfondissent la biographie de chacun des personnages principaux, et éclairent leurs réactions au moment de l'action principale.
Cet épisode commence précisément par un de ces flash-backs : Amina, l'abonnée aux viols, a été victime d'actions incestueuses de la part de son père, et elle revoit dans tout homme des pères violeurs. Qu'elle ait envie de leur faire la peau, d'accord, mais enfin, qu'on soit victime d'inceste ou pas, faut pas non plus se faire trop d'illusions sur la réaction de mecs frustrés par l'isolement aux confins de Saturne si on se balade le cul à l'air sous leur nez. Si Amina se conduit comme ça, c'est que, ou bien elle est perverse, et désire en réalité ce qu'elle prétend honnir, ou bien elle attend de tout homme une conduite désexualisée, comme si elle voulait y retrouver un vrai père qu'elle n'avait jamais eu. Dans les deux cas, il y a un problème.
Cette insistance sur les sentiments des uns et des autres traîne un peu en longueur lors de la scène des derniers hommages rendus à un compagnon décédé (six planches de méditations endolories, qui font peu progresser l'action, mais qui donnent une certaine épaisseur humaine aux personnages).
L'action principale, moins freudienne, est grandiose : l'entrée de l'escadrille Purgatory dans le vortex créé à grand renfort de procédés anti-gravitationnels a quelque chose de mystique, comme le tunnel de lumière que, paraît-il, voient certains agonisants, et le passage dans une réalité plus authentique... En fait, le côté mystique, qui culminait à la fin du premier volume, est obligé de descendre d'un cran, car il faut bien commencer à introduire quelques explications rationnelles. Eh bien, on est dans un trou de ver, rendez-vous compte ! Ce trou de ver a été fabriqué par les Compagnies Industrielles de Colonisation (à l'évidence, des salauds de capitalistes qui veulent dominer l'univers pour en tirer les richesses sans aucun respect des lois que veulent imposer les gens de l'United Earthes Force). Depuis l'album de Bajram, la notion de « trou de ver », quoique tout aussi irréalisable pratiquement, s'est banalisée : vous savez, ce tourbillon dans l'espace-temps qui raccourcit la distance entre deux points de l'univers.
Bajram a l'astuce d'en exploiter les particularités physiques : si la gravitation est perturbée, alors le temps l'est aussi, et ceux qui traversent le vortex voient le temps passer plus vite que ceux qui sont juste en-dehors du vortex, proches des parois. Par contre, quand on sort du vortex, les phénomènes s'inversent. D'où d'intéressantes conséquences militaires...
L'Amiral de l'escadre, complètement sans solution face au mur, se résigne à donner du pouvoir à Kalish, le petit génie de la relativité à bandana. Lequel Kalish lance l'escadre dans une aventure très périlleuse...
Bajram perturbe pas mal notre système solaire : après avoir fait un gros accroc dans un anneau de Saturne, ici, c'est carrément Uranus qui est coupé en deux comme une orange. Les visions infernales des entrailles d'Uranus en fusion évoquent les plus enflammés des Enfers médiévaux. Les représentations de vaisseaux en déplacement, de tirs au laser convergents, les lumières rouges, roses, bleues, les jeux d'ombres sur les cratères d'Obéron, l'ampleur démesurée des enjeux donnent à cet album un aspect exceptionnel, qui compense aisément la diminution de l'effroi mystique originel du Tome 1 : finalement, le récit se réduit à une guerre entre d'affreux pirates capitalistes qui maîtrisent la gravitation, et des forces internationales du type ONU. Dit comme ça, ça fait moins exaltant.
Les citations de la « Bible de Canaan » (resucées à peine modifiées de la Genèse d'origine) sont un peu agaçantes : elles introduisent un élément religieux dans un monde qui a l'air de se passer fort bien de religion (voir la scène des obsèques), et ont fort peu de rapport, sinon assez trivial, avec les quelques pages qu'elles introduisent. Espérons que cette mise en scène sera davantage justifiée par la suite.