Il s'agit d'une histoire compète en 1 tome, indépendante de toute autre, initialement parue en 2018. Le scénario a été écrit par Doug Headline (Tristan Jean Manchette, cofondateur du magazine Starfix), et les dessins ont été réalisés par Massimo Semerano. Le tome commence par une introduction d'une page écrite par Hélène Cattet et Bruno Forzani (couple de réalisateurs français), en mars 2018. Ce tome se termine avec la filmographie de Marco Corvo (13 films entre 1959 e 1975), quelques points de repère sur le cinéma populaire de genre en Italie, de l'après-guerre aux années 1980, un article consacré au Giallo (intitulé Anatomie d'un genre), une liste de 32 Giallo indispensables sortis en 1952 et 1982, et enfin la liste des films dont une image ou plusieurs apparaissent dans la bande dessinée (au nombre de 32).
C'était une autre époque, celle où les cinémas de quartier ne désemplissaient pas et projetaient des films de genre. Mais ces années sont révolues, et la pellicule a laissé la place à la vidéo, puis bientôt au numérique. En 1998, François Renard (surnommé Godzy) et Christophe Lemaire sortent d'une projection à la cinémathèque de Paris. Ils rejoignent un groupe de cinéphiles aimant les films de mauvais genre, dans un restaurant asiatique. Ils font part à leurs amis de leur départ prochain pour l'Italie, afin d'aller interviewer le mythique réalisateur de Giallo, Marco Corvo qui vit en reclus depuis 25 ans. Ils ont décroché cet entretien exclusif grâce à Dino d'Angelo, leur ami italien. Ils emportent chacun une caméra pour être sûr de ne rien rater. La veille du départ, François Renard fait un cauchemar en rêvant au film Lumière noire, de Marco Corvo, jamais achevé. Le voyage en avion se déroule sans anicroche et ils sont accueillis par Dino à l'aéroport, mais épié à leur insu par un individu en gabardine. Dino les emmène chez lui à Bologne où il les héberge. Le soir, ils évoquent rapidement la carrière de Marco Corvo, et son arrêt brutal en 1975, suite à la disparition de Luisa Diamanti son actrice fétiche.
Le lendemain matin, c'est le chauffeur privé de Marco Corvo qui vient les chercher en limousine pour leur premier entretien. Il les conduit dans une villa isolée, éloignée de Bologne. Sur place ils sont accueillis par Alessandra Vasco, la gouvernante du réalisateur. Elle leur interdit de filmer la façade de la villa pour éviter qu'elle ne puisse être localisée. Avant le premier entretien, elle leur expose les 3 règles à respecter. Un : la santé de monsieur Corvo est fragile. S'il vous demande faire une pause, vous arrêtez l'interview. Si vous voyez qu'il se fatigue, c'est vous qui devez lui proposer d'arrêter. Deux : vous ne devez jamais lui parler de Luisa Diamanti. Jamais. Trois : quand monsieur Corvo dit que l'entretien est fini, il est fini. S'il est satisfait, vous reviendrez demain. François Renard et Christophe Lemaire se retrouvent enfin face à Marco Corvo, dans son fauteuil roulant, derrière son bureau. Il leur demande pourquoi ils s'intéressent à lui, afin de tester leur motivation.
En découvrant le titre et la couverture, le lecteur peut s'interroger sur le genre de public visé. En effet Midi-Minuit fait référence à un cinéma de quartier le Midi-Minuit sis 14 Boulevard Poissonnière à Paris en face du Grand Rex. La première séquence revient sur l'essor des cinémas de quartier et la projection de films en marge, hors norme, qualifiés de cinéma-bis, ou classé dans le mauvais genre. Cette introduction permet à un lecteur néophyte de disposer du contexte culturel pour apprécier l'histoire qui suit. Doug Headline rend hommage à un genre très particulier qui est celui du Giallo, un genre de film d'exploitation mêlant policier, horreur et érotisme, ayant connu son heure de gloire dans les années 1960 à 1980. D'ailleurs le lecteur découvre une enquête qui reprend certaines conventions de ce genre. Il y a une enquête policière en arrière-plan (la mystérieuse disparition de Luisa Diamanti, l'égérie de Marco Corvo), les crimes sordides des 3 critiques de films (policier + horreur), et une touche très légère d'érotisme sans nudité (plutôt de la sensualité à la limite de la parodie). Néanmoins la dynamique principale de l'histoire repose sur les entretiens avec le réalisateur Marco Corvo qui évoque sa carrière, et donc l'évolution du Giallo au travers de ses propres films.
En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut être plus intéressé par le mystère de la disparition de Luisa Diamanti) ou par la carrière de Marco Corvo. Dans les 2 cas, il se rend compte qu'il prend plaisir aux entretiens successifs entre les 2 journaliste et le réalisateur. Même s'il ne s'intéresse pas au Giallo, il se prend au jeu de découvrir la vie de ce réalisateur fictif. Les auteurs prennent bien soin de rester accessibles pour les néophytes, en apportant les éléments de contexte nécessaires, sans se laisser emporter par leur sujet. Par exemple, il est question de Cinecittà, le complexe de studios cinématographiques italien fondé en 1937 et situé à Rome. Pour autant, ils ne se lancent pas dans l'historique des studios. Ils évoquent précisément la fin des années 1950, et les collaborations informelles entre les grands réalisateurs italiens de l'époque, et les réalisateurs de film de genre à petit budget. Ainsi le lecteur novice peut se faire une idée des interactions entre ces différents créateurs, et comprendre que tous pouvaient avoir des ambitions artistiques, concrétisées en fonction des moyens budgétaires alloués à leur film. Doug Headline sait utiliser les anecdotes pertinentes à bon escient, comme celle sur l'utilisation des chutes de pellicule. Marco Corvo explique : il fallait stopper les acteurs en plein milieu des prises, leur interdire de bouger, recharger le magasin, reprendre le texte à la syllabe où ils s'étaient interrompus… Voilà pourquoi j'ai réduit le dialogue au maximum dans ce film. La reconstitution historique de cette période et de ce milieu est ainsi rendue accessible et concrète au néophyte.
Dans le même temps, le scénariste nourrit son récit d'éléments provenant de son expertise en la matière. Il peut s'agir d'une référence à une actrice emblématique des Giallo comme Marisa Belli (1933-, Maria Luisa Scavoni de son vrai nom), ou des affiches ou des images de films, utilisées pour les citer ou réappropriées dans l'évocation ou la filmographie de Marco Corvo : 32 références qui ne parleront qu'aux experts du genre, comme Maciste contro il vampiro (1961), Quella sporca soria nel West (1968), Sette orchidee macchiate di Rosso (1972). Néanmoins ces références pointues apportent également des éléments d'informations pour le lecteur novice en matière de Giallo. Doug Headline réussit donc son pari de concilier un récit tout public, avec une évocation docte du genre parlant aux érudits en la matière. Du coup, le lecteur prend vite conscience qu'il est plus captivé par cette évocation du Giallo que par la trame policière. Cette dernière est bien construite, mais la manière de la raconter emprunte aux conventions du Giallo et peut décevoir les amateurs de récits policiers réalistes.
En regardant la couverture, le lecteur s'interroge sur le genre de dessins qu'il va découvrir à l'intérieur car il s'agit d'une savante composition à base d'un buste détouré au crayon avec des surimpressions d'affiches de film floutées, pour un résultat impressionniste teinté de surréalisme. Dès la première séquence, il découvre des dessins plus conventionnels, de nature descriptive, avec un bon degré de réalisme, et un degré de simplification les rendant faciles à lire. Les traits de contour de Massimo Semerano sont un peu lâches, ce qui donne une impression plus spontanée aux personnages. Les visages sont variés et les morphologies différenciées. Le dessinateur appuie une ou deux caractéristiques graphiques comme le nez pointu de Christophe Lemaire, la carrure impressionnante de François Renard, ou la plastique irréprochable d'Alessandra Vasco. Ce sont les seules particularités avec un soupçon d'exagération, les autres protagonistes étant normaux et différenciés les uns des autres. Les traits de visage et les contours de silhouette ne sont pas affinés pour avoir des contours bien lissés, mais les personnages sont expressifs, avec des postures naturelles.
Massimo Semerano représente les décors avec un niveau de détails satisfaisant et une bonne régularité (dans plus de 90% des cases. Cela participe à la bonne qualité de l'immersion du lecteur qui peut voir les différences d'aménagement intérieur entre l'appartement de Dino d'Angelo, la pièce servant de bureau au commissaire Fornaroli, la villa plus cossue de Marco Corvo, etc. Cela concourt également à la tangibilité de la reconstitution géographique (les rues de Bologne), et historique, à la fois pour les plateaux de tournages, les costumes et les décors des films. Les auteurs ont pris le parti d'intégrer des images extraites de Giallo, soit de manière brute, comme une illustration d'un des films qu'est en train d'évoquer Marco Corvo ou un autre personnage, soit avec un traitement infographique sur la texture ou les couleurs pour plus évoquer une manière de concevoir la mise en scène ou d'exprimer une émotion ou un concept. Ce choix graphique fonctionne très bien dans le contexte de l'histoire, donnant à voir au lecteur ce dont parlent les personnages. Massimo Semerano reprend les conventions du Giallo pour les scènes d'action, en dramatisant un tantinet leur mise en scène, qu'il s'agisse des meurtres de critiques ou d'un accident de voiture. Le lecteur peut y voir la volonté de participer à la mise en abîme d'un récit sur le genre Giallo prenant les formes d'un Giallo.
Au fil des entretiens avec Marco Corvo, les auteurs évoquent les ambitions d'auteur des réalisateurs de Giallo. Le lecteur peut donc aussi recevoir cette lecture comme une évocation d'un genre, et au-delà la démarche de créateurs originaux utilisant un genre cinématographique pour évoquer des thèmes universels. Doug Headline se montre des plus convaincants en mettant en scène comment les conventions de genre, les exagérations propres à un genre peuvent être utilisées à bon escient pour faire ressortir des considérations sur la condition humaine, avec plus de force qu'une observation naturaliste. Il évoque aussi une industrie soumise à une logique économique de production, à la fois budgétaire (l'utilisation des chutes de pellicule), à la fois de production (600 westerns, spaghetti ou non, produits en Italie en 10 ans). Il intègre également quelques remarques pince-sans-rire comme celle sur l'impact très relatif des critiques, et leur pertinence elle aussi très relative.
Venu pour une simple évocation du genre Giallo, le lecteur ressort de Midi-Minuit avec le plaisir d'avoir lu une vraie histoire, même si la dimension policière reste assez convenue, bénéficiant d'une narration visuelle vivante et nourrie. En fonction de son degré de familiarité avec le Giallo, il aura eu le plaisir de découvrir les conventions propres à ce genre, ainsi que la manière dont des auteurs les ont utilisés, ou de découvrir un discours s'adressant aussi à des connaisseurs pour une réflexion sur le genre, nourrie par des références pointues et pertinentes. En prenant un peu de recul, il ressort avec un constat sur la manière dont des auteurs peuvent s'accommoder des contraintes industrielles de production de leur œuvre, et sur les plages de liberté qu'offrent les œuvres de (mauvais) genre, ainsi que sur leur capacité à exprimer des émotions et des constats avec plus de force.