Déjà, quand on voit sur la couverture "Onfray - Le Roy", on craint qu'il ne s'agisse d'une récupération hédonico-gauchiste de Friedrich Nietzsche, dans le cadre de la contre-histoire de la philosophie, redessinée par le prolixe Michel Onfray.
Ce n'est pas - ou très peu - le cas. Onfray a rédigé un script cinématographique sur la vie de Nietzsche, et Maximilien Le Roy l'a adapté en bande dessinée, afin de répondre à sa propre passion pour le philosophe allemand.
Le résultat est mitigé. On ne remet en cause ni la documentation (très nombreux paysages d'Allemagne, de Suisse et d'Italie - documentation iconographique sur Nietzsche), ni la probité du projet. Le dessin, ligne claire un peu fragile, coloriée le plus souvent de tons assourdis, brunis, verdis, rougeâtres, sait utiliser des nuances crues et violentes, et procède à un usage raisonné du flou lorsque la folie hallucine le penseur.
Mais, justement, le récit fait un peu trop livre d'images, que dis-je, album de vieilles photos, trop souvent muettes, ne désignant les lieux qu'au début de certaines séquences, ne nommant les personnages qu'au compte-gouttes. On a peine à deviner de quels amis de Nietzsche il s'agit, s'ils ont été vraiment importants pour lui ou pas. Même chose pour les femmes, à part Lou Andreas-Salomé, dont le regard intense est une des plus intéressantes réussites de l'ouvrage. La continuité du récit en souffre.
Si Le Roy s'arrange pour introduire au passage dans les répliques de Nietzsche des expressions très proches des titres de ses principales oeuvres, l'évolution intérieure du personnage reste malgré tout de logique assez obscure.
Bon, il finit fou, certes, et il pique des crises de dépression hallucinatoire. Mais c'est un peu court pour donner cohérence à une pensée, fût-elle exprimée en aphorismes ou en fulgurances.
Parmi les passages intéressants, on peut évoquer le cauchemar du petit Friedrich, peuplée de spectres giacomettesques (page 8), la vision de Zarathoustra (pages 62 et 63), la visite de Saint-Pierre-de-Rome avec Lou Andreas-Salomé (pages 67 à 73). La confrontation de Friedrich avec sa soeur Elisabeth à propos de l'hostilité aux Juifs (pages 84 à 88) est précieuse en ce qu'elle révèle la dérive allemande anti-sémite qui sera exploitée par le national-socialisme; elle est toutefois écrite de manière trop didactique pour que l'on puisse s'empêcher d'y voir un dédouanement de l'accusation d'anti-sémitisme qui pourrait être appliquée à Nietzsche.
Les inévitables passages où l'on doit exposer avec quelque continuité tel ou tel aspect de la pensée de Nietzsche ne sont pas trop mal réussis : promenade en forêt (pages 24 et 25), gros plan sur un corbeau (page 42)... Il faut bien varier l'image lorsque la conversation se fait longue.
Le dérapage de Nietzsche vers une pensée exaltée est perceptible dès son désir de duel entre oisifs (page 18), son mépris pour la carrière de l'enseignement (page 28) et pour les réalités des contraintes matérielles de la vie (page 55 - Voir Nietzsche couper des tomates page 54 est une exception, où il semble proche du réel et de l'humilité de la pensée), son recours à la Grèce antique (passablement anachronique dans l'Allemagne de son époque); son emportement suscité par la lecture de Schopenhauer se poursuit dans la représentation du personnage animé de gesticulations de plus en plus exagérées, voire grotesques (page 107).
Finalement, on en tire l'impression que Nietzsche, brillant penseur, a cédé à des dynamiques intérieures qui l'ont conduit à formuler une philosophie certes formellement séduisante, mais on est gêné par l'absence de doute dans les jugements portés. Ce désir d'améliorer l'homme s'inscrit dans la logique issue de l'humanisme Renaissant, mais que peut-on faire d'un tel projet dans une époque où l'homme, en dépit de catastrophes toujours plus rapprochées (guerres mondiales, génocides, cataclysmes écologiques, frénésie populationniste...), ne montre pas le moindre signe de sagesse nouvelle ou d'amélioration ?
Il ne serait nullement étonnant que la pensée de Nietzsche donnât lieu à des comportements sectaires et utopistes, dans la mesure où ses projets élitistes font le départ entre les intellectuels seuls capables de réussir, et la masse enferrée dans sa métaphysique de comptoir, et résignée à sa propre faiblesse. Les sectes, presque par définition, rassemblent les élus. Alors, vous pensez, si en plus les élus sont philosophes !
L'essai de Le Roy est intéressant. Pas vraiment achevé, mais il y a de l'art. Mais pas de quoi me rapprocher davantage de la pensée de Nietzsche, que je trouve étrange, brouillonne, et en porte-à-faux avec les réalités contemporaines.