Amorostasia
6.8
Amorostasia

BD (divers) de Cyril Bonin (2013)

L'amour est bien une maladie, une maladie qui rend dépendant et amoureux.

Ce tome comprend un chapitre complet, le premier d'une trilogie. Il est initialement paru en 2013, écrit et dessiné par Cyril Bonin. Il s'agit d'une bande dessinée en noir & blanc, avec des nuances de gris. L'ouvrage commence avec une introduction d'une page rédigée par Bernard Sablonnière, médecin biologiste et professeur de biochimie moléculaire à la faculté de médecine de Lille, auteur de La chimie des sentiments (2015).


À Paris dans un quartier proche de la Tour Eiffel, dans un immeuble haussmannien, une femme de ménage monte les escaliers et sonne à la porte de sa patronne. Cette dernière ne répond pas. La femme ouvre la porte avec son trousseau de clefs, pose son manteau, enfile sa blouse, et commence à passer l'aspirateur tout en pensant à sa différence de revenue d'avec celui de la patronne. Elle finit par la trouver dans le salon, une lettre à la main. La patronne est comme statufiée. Dehors dans la rue, alors que la pluie commence à tomber, une dame âgée voit un jeune couple immobile sur le trottoir. Elle s'approche d'eux pour leur conseiller de se mettre à l'abri, mais ils ne répondent pas, comme s'ils étaient statufiés. En attendant leur tour pour une interview, Olga Politof et Julien Lambert, 2 collègues journalistes au quotidien Murmures de Paris, prennent un café. L'heure étant venu, ils marchent jusqu'à l'adresse de leur rendez-vous et observent un automobiliste énervé que la voiture devant n'avance pas. À l'intérieur : un couple est en train de s'embrasser, statufié.


Peu de temps après les journaux font leurs gros titres sur des cas similaires. Olga Politof et Julien Lambert vont couvrir la conférence de presse donnée par le docteur Korda, épidémiologiste à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Il évoque une épidémie, et décrit l'état des malades : figés comme en stase. Le cœur bat, le sang circule, le cerveau reste en activité mais avec une extrême lenteur. Ils n'ont pas besoin d'être nourris. Leur métabolisme est comme ralenti et leur épiderme forme une carapace qui les protège du monde extérieur. Il a donné un nom à cette maladie : l'amorostasie. Olga Politof rentre chez elle. En passant elle entend les concierges se disputer comme à leur habitude. Elle croise son voisin de palier monsieur Rozier, veuf, qui évoque une pratique de scène de ménage dans certaines tribus primitives. Elle rentre dans son appartement et se sert un verre de vin. Quelques temps après, elle sort pour aller passer la soirée avec Thomas, son petit ami.


Quand il publie cet album, Cyril Bonin est déjà un dessinateur de BD confirmé, en particulier avec la série Fog (1999-2007) écrite par Roger Seiter, et il a entamé une carrière d'auteur complet, qu'il poursuivra avec The time before (2016). Le succès de ce premier tome d'Amorostasia a donné lieu à 2 suites formant ainsi une trilogie : Amorostasia 2 - Pour toujours… (2015) et Amorostasia 3 - … à jamais (2017). Effectivement ce premier tome propose un principe intriguant : l'expression de maladie d'amour prise au premier degré. Le lecteur fait la connaissance d'Olga Politof dont il apprend qu'elle est journaliste, qu'elle dégage un certain charme, l'un de ses porches succombant à la maladie par amour platonique, qu'elle rend visite à ses parents en Gironde et qu'elle est parfois un peu froide dans ses relations interpersonnelles. Il n'en apprend pas beaucoup plus et ce n'est pas tout à fait suffisant pour qu'elle s'incarne au point que le lecteur éprouve une réelle empathie pour elle. Peut-être est-ce mieux ainsi car il aurait alors risqué de succomber à l'amorostasie à son tour.


Le portrait des autres personnages principaux n'est pas plus consistant, que ce soit Thomas (dont on n'apprend pas grand-chose) ou Kiran, un beau brun ténébreux se livrant à de activités illicites. Du fait du thème du récit, Bonin est amené à évoquer plusieurs relations amoureuses : celle bruyante des concierges antagonistes, celle de monsieur Rozier, et bien sûr celle d'Olga & Thomas, ou encore de ses parents. Il en montre la diversité et les spécificités, sans qu'elles ne viennent en dire beaucoup sur les personnages en eux-mêmes. Les dessins apportent plus d'informations sur eux. Olga Politof est une jeune femme pas encore trentenaire, fine et élancée, portant aussi bien la jupe que le pantalon. Elle porte ses cheveux courts, et est capable de regards aussi bien chaleureux que très froids. À quelques reprises, le lecteur peut déceler une forme de tristesse dans son regard. En fonction de ses goûts, il peut éprouver quelques difficultés à croire qu'elle produise un tel effet sur certains hommes. Thomas est un joli blond assez fade, ce qui correspond à son comportement dans le récit. Le docteur Korda possède une stature impressionnante, en accord avec son importante compétence professionnelle. Monsieur Rozier est assez frêle et très distingué, un voisin charmant et un retraité digne et conscient de son âge. Les dessins apportent donc beaucoup d'informations complémentaires sur les personnages, même s'ils restent encore un peu lointains.


Dès la première page, le lecteur peut apprécier le trait léger de l'artiste, ainsi que son utilisation des nuances de gris. Ces dernières habillent les dessins, en faisant ressorti les formes les unes par rapport aux autres, en indiquant les ombres portées, et apportant un peu de relief lorsque qu'une zone détourée comportée 2 nuances de gris différentes. Dès la première page, le lecteur apprécie également l'attention portée aux décors, à commencer par ce plan sur les toits de Paris. Par la suite il peut admirer les façades des immeubles haussmanniens quand Olga Politof marche dans la rue, le lecteur éprouve la sensation de pouvoir lui aussi progresser sur les trottoirs de la capitale. Les cages d'escalier sont tout aussi authentiques, ainsi que les espaces des appartements, des pièces spacieuses de la rombière de la séquence d'ouverture, à l'appartement sous les combles de d'Olga. Lorsqu'Olga sort de la capitale pour se rendre chez ses parents, le lecteur peut admirer l'architecture de leur pavillon, la vue sur l'océan, le confort des fauteuils en osier sur la terrasse. Il est également possible de reconnaître la forme des galeries lorsqu'Olga se trouve au Louvre. Sous des dehors un peu esquissés, avec des traits de contours délicats et des petits traits secs dans les formes, Cyril Bonin fait preuve de solides compétences de chef décorateur.


La narration visuelle ne fait pas dans l'épate ou le sensationnalisme. Il y a certes une course-poursuite et une explosion, mais la majeure partie du récit repose sur la banalité du quotidien. Dès la séquence d'ouverture, le lecteur peut apprécier la capacité de l'auteur à raconter son histoire avant tout avec les images plus qu'avec les mots. Il voit les gestes familiers de la femme ménage, reproduisant le rituel habituel de démarrage de ses tâches chez son employeur. Le lecteur retrouve des gestes familiers quand Olga rentre chez elle, suspend son manteau, se sert son verre de vin dans une page muette. En page 58, le lecteur a un nouvel aperçu de la sensibilité visuelle de l'artiste. Olga Politof s'est vue attribuer un brassard indiquant qu'elle a provoqué une amorostasie chez une autre personne. Elle subit le regard méfiant ou réprobateur des autres usagers de la voie publique notant son brassard. De même quand Olga revient à son appartement qui a été ravagé pour un incendie, le lecteur la suit pendant 2 pages muettes, constatant avec elle les dégâts


L'intrigue se déroule ainsi portée par des dessins faciles à lire avec une narration visuelle qui l'emporte de temps à autre sur les dialogues. Le lecteur découvre la progression de l'épidémie, et l'évolution de la situation d'Olga Politof. Du fait de l'empathie limitée générée par le personnage, le lecteur la suit gentiment, mais sans vraiment réussir à s'investir dans ses coups durs. Il se retrouve confronté au fait que ni elle, ni Thomas ne soient victimes de l'amorostasie, ce qui indique clairement ce qu'il en est de leur relation. Son appartement est dévasté par un incendie mais elle surmonte cette épreuve assez rapidement en termes de pages. Elle doit porter un brassard la désignant comme dangereuse, mais finalement elle sait composer avec le regard des autres. Elle développe une relation sentimentale avec une autre personne, mais là encore le déclic amoureux se manifeste soudainement, sans profondeur émotionnelle.


Cyril Bonin se montre beaucoup plus adroit avec la maladie. Il arrive à faire avaler la pilule de l'état des malades, sans trop insister dessus, demandant finalement un niveau de suspension consentie d'incrédulité assez faible. La maladie devient un révélateur négatif de l'absence d'amour, mais aussi de sa présence. Cela donne lieu à des révélations sur les sentiments d'individus qui ne laissent rien paraître de leurs émotions, sur l'interprétation que peut faire un observateur des signes extérieurs d'une relation. Le dispositif se montre beaucoup plus cruel quand il révèle l'absence d'amour alors que les conjoints n'en n'avaient pas conscience. L'auteur introduit également des nuances, quand un personnage indique que le sentiment amoureux et comme une vague et qu'on ne peut pas être en permanence au sommet. La cruauté de ce dispositif ressort également quand les personnes séduisantes doivent porter un brassard, stigmatisant ainsi les individus capables de provoquer un sentiment amoureux. D'état recherché, ce sentiment devient synonyme de sentence de mort, et est réprouvé par la majorité, dans une inversion d'état des plus subversives.


Les dessins de ce premier tome consacré à la maladie d'amour emmènent le lecteur dans un monde léger et agréable, précis sans être surchargé, des rues de Paris à l'intérieur de quelques appartements, avec une escapade au bord de l'océan. L'intrigue met en scène des personnages un peu distants, pas assez étoffés pour exister complètement, confrontés à une maladie honteuse provoquée par le sentiment amoureux. Si le lecteur peut parfois regretter de ne pas se sentir plus proche des personnages, il apprécie la cruauté de la situation engendrée par cette maladie amoureuse.

Presence
7
Écrit par

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le 1 avr. 2019

Critique lue 130 fois

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