Ghost in the Shell fut pour moi une révélation. Un dessin animé pouvait être adulte, intelligent, dérangeant et, ce qui ne gâte rien, beau. Mamoru Oshii me grandit, m’enrichit. J’ai vu et revu ses œuvres, toujours avec plaisir. À l’image de l’être aimée, je supporte, voire même, pour les bons jours, j’aime ses manies, ses défauts et ses obsessions. Son œuvre est l’adaptation d’un manga que me je suis longtemps refusé à lire. Je craignais une déception, que ce soit face à une bande dessinée inférieure et inutile ou, au contraire, à la découverte que mon idole n’avait pu être « que » le maître d’œuvre de l’animation de l’imaginaire d’un précurseur.
J’avais tort. Le travail de Masamune Shirow possède sa richesse propre. Conformément aux usages, il découpe son histoire en une série de courts chapitres indépendants. Rendons à Masamune ce qu’il lui revient : les personnages et le contexte cyber-punk lui appartiennent. Mêmes malversations, mêmes complots, mêmes manœuvres politiques, mêmes technologies triomphantes. Son héros, le major Motoko Kusanagi, est un cyborg qui n’a conservé de son humanité que son cerveau, enfermé dans une boîte crânienne métallique enchâssée dans un corps artificiel surpuissant et connectable… Sa bande dessinée est une fort habile variation sur le transhumanisme et la confusion homme machine, l’homme réparé, l’homme modifié, l’émergence de consciences artificielles, la tragédie de personnalités recomposées et leur crises existentielles. Qui sommes-nous ?
Ses histoires sont complexes et le format de l’édition française, d’une taille trop réduite, n’en facilite pas la lecture. Shirow abuse des ellipses scénaristiques, tout en s’autorisant de longues et dispensables digressions. Le dessin est excellent, présentant de surprenantes variations de styles, passant sans transition du réalisme au caricatural. Il conclue ses chapitres par des épilogues humoristiques bienvenus. Tous plus ou moins augmentés, ses personnages ont perdu en assurance, ce qu’ils ont gagnés en puissance. Leur multiples appendices bio-mécaniques multiplient leurs possibilités de communication, mais les rendent vulnérables aux hackers et aux manipulations extérieures. Désormais, leurs mémoires sont modifiables et leurs souvenirs fragilisés. Entre dépression suicidaire et hubris démesuré, les hommes de la Section 9 semblent les seuls à conserver une juste mesure, camaraderie et confiance mutuelle les ayant préservés d’une société clivée, violente et individualiste.
De façon surprenante, Shirow interpelle son lecteur en permanence, explique, commente et disserte. Son propos est souvent teinté de scepticisme sur la capacité de l’humain, fut-il connecté, à vivre en société. La loi du talion lui apparaît, au final, comme la meilleure réponse à la barbarie. L’homme reste un loup pour l’homme et le major Kusanagi tire pour tuer.
P.S. J’ai piqué le titre à Alphonse (de Lamartine).