«Il y a deux façons de travailler pour les mangakas : il y a ceux qui reçoivent des scénarios déjà faits, et il y a ceux qui le créent en discutant avec leur tantô… Un peu comme pour les Beatles avec leur producteur George Martin.»
Sur l’estrade de Japan Expo 2012, Naoki Urasawa (encensé au Japon comme en France pour ses thrillers Monster ou 20th Century Boys) décrit sa relation avec son conseiller éditorial, Takashi Nagasaki. Homme de l’ombre, ce dernier joue depuis des décennies un rôle de consigliere, de bras droit chargé de peaufiner les scénarios du maître. Fait rarissime pour un tantô, il est crédité comme coscénariste sur les récents Pluto et Billy Bat. Le tandem, ultraprofessionnel (les deux hommes jurent n’avoir jamais dîné ensemble), n’est pourtant pas exclusif. Et après avoir réalisé quelques œuvres sous un nom d’emprunt, Takashi Nagasaki se fait encore la belle en signant Inspecteur Kurokôchi.
Mais ce n’est pas à bientôt 60 piges que Nagasaki va se refaire. Et, logiquement, son Kurokôchi lorgne une nouvelle fois du côté du polar, façon sables mouvants. Plus on se débat, plus on s’enfonce. L’inspecteur en question n’est ni un novice ni un modèle de vertu. Lieutenant de la seconde brigade, le quadra Kurokôchi est en charge d’affaires politiques, d’extorsion, de corruption… Un cloaque dans lequel il s’épanouit de façon inquiétante. Chaque cadavre est l’occasion, pour ce flic devenu maître chanteur, de se faire de nouveaux obligés. La BD s’ouvrant sur le moment, inévitable, où Kurokôchi se retrouve fliqué par un jeune loup à la morale aussi raide que la justice.
Etranges, les premiers chapitres empruntent presque au registre comique, une suite de petites affaires servant de prétexte à présenter ce Colombo à grande gueule –·littéralement, le visage de Kurokôchi étant dévoré par une bouche gigantesque et ultra-expressive. Le ton virevoltant, presque désinvolte, étant largement tributaire du trait de Kôji Kôno (croisé dans l’efficace Gewalt), roi des yeux globuleux et autres sourcils broussailleux.
Mais Kurokôchi est condamné d’avance à un biais de lecture. Consciemment ou non, on cherche partout le fantôme d’Urasawa ou, au contraire, l’empreinte de Nagasaki sur l’œuvre d’Urasawa à travers des obsessions récurrentes. Et le lecteur a de quoi faire… Les enquêtes éparses se chevauchent rapidement et viennent dessiner une de ses intrigues tentaculaires qui sont la marque de fabrique d’Urasawa. Comme dans 20th Century Boys, le casting s’étoffe et met l’attention du lecteur à rude épreuve.
Nagasaki va tellement loin que le second volume est livré avec un organigramme de la police japonaise, histoire de situer qui fait quoi et a autorité sur qui. On retrouve également des motifs historiques, notamment l’affaire Shimoyama (la disparition mystérieuse du patron des chemins de fer japonais, en 1949), véritable usine à fantasme au Japon croisée dernièrement dans Billy Bat.
Malgré ce comparatif un poil ingrat, Kurokôchi ne ressemble jamais à du Urasawa au rabais, Nagasaki instillant sa propre voix dans un cadre qui semble familier. Et, quitte à se distinguer de son binôme, on souhaite à Nagasaki d’éviter les dénouements façon pétard mouillé dont Urasawa est le maître absolu.