Le temps d'un album, Alan Moore se met en mode franco-belge et, accompagné du divin Brian Bolland au dessin et à la couleur (dans la colorisation post-2007), nous offre une œuvre fantastique de 46 pages qui nous entrainent dans les méandres de la pensée Jokerienne (paye ton néologisme). Moore signe ici une révolution, à la fois dans la conception du Joker mais aussi (et surtout) du comics en général. Il marque également le début de ce qui sera l'ère moderne.
Dans la droite ligne de La Dernière Chasse de Kraven, et précurseur de Death in the Family, Killing Joke nous montre à la fois le psyché d'un méchant et aussi des tensions inavouables qui auront des conséquences tragiques pour l'avenir des super-héros. Notons cependant, à ce propos, que pour Moore, Killing Joke est hors continuité (ça semble d'ailleurs évident à la lecture). De ce fait la "fin" de batgirl ne semble pas intéressant pour comprendre Killing Joke entant que tel, mais alors pas du tout.
Non, ce qui est essentiel c'est de comprendre que Moore va nous sauver un personnage qui perd de sa puissance. Moore, comme beaucoup à cette époque, sent que les héros commencent à être en décalage avec notre temps, soit il faut réaffirmer les valeurs des héros (comme dans death and return of Superman ou knightfall) soit il faut au contraire détruire/actualiser ces valeurs (naissance futur d'Image Comics). Moore choisie une troisième voie, celle que DeMatteis avait tracé dans The Last Hunt : montrer la vérité sur les valeurs, non des héros, mais des méchants ! Cette actualisation avait très bien marché pour Kraven, un an plus tard, c'est au tour du Joker d'y avoir droit. Le plus drôle est qu'il est quasi-certain que ça n'a pas influencé Moore, ou alors, non pas dans son projet initiale. Je pense, pour ma part, que c'est révélateur d'une envie de mouvement dans le comics book qui est lié à la fin des années 80.
On a donc ici une réflexion sur le Joker, sur son lien avec Batman et sur la folie même. La force de Moore c'est d'offrir un comics au multiple facette, mais de manière direct et puissance. Ce titre est un shooter de folie. Arrivant à prendre de nombreux éléments de la mythologie Batman, Alan Moore crée quand même une œuvre rapide et contemporaine. Comment ne pas sourire devant les référence au Golden/Silver Age ? Face à cet âge d'or, il y a le principal soucis : quelqu'un doit mourir ! Le Joker et Batman ne peuvent faire une guerre éternel, le combat doit se terminer et Batman le sent.
De son côté, le Joker, lors d'un plan tordu de plus, cherche à justifier son propos. Pourquoi est il fou ? Est ce justifié ? Pour lui, oui. N'importe qui, face à ce monde, quand il en comprend sa vraie nature, DOIT devenir fou. C'est la seule solution pour résister mentalement à l'horreur du quotidien. La force ici est donc de justifier le Joker. Mais il y a aussi un intérêt puisque ça reprend les origines du Joker (qui date des années 50), où il aurait été Red Hood. Mais plutôt que les actualiser bêtement, Moore revient au fondamental même du personnage : on ne sait pas d'où il vient. Il parvient ainsi deux versions en amenant l'idée que son histoire, étant dictée par lui, n'est absolument pas certaine. Lui-même se sachant fou, il a conscience de ne pas se rappeler de ce qui s'est réellement produit. Finalement, chercher à comprendre le passé du Joker est un non-sens vu que lui-même y a renoncé depuis longtemps.
Mais l'histoire ne se limite pas à ça. Loin de là. En effet, pris en lui-même, le plan du Joker ne semble pas plus bizarre ou dingue que d'habitude. Peut être plus malsain, et encore. Non, ça amène surtout le lecteur à réfléchir sur la folie. Batman n'est il pas fou ? Se sait il seulement fou ? N'est ce pas là le but réel du Joker : montrer à la chauve-sourie qu'ils sont identique, sauf que lui s'accepte ?
Cette force, cette intensité en Batman est vraiment ce qui rend l'oeuvre grandiose. En éclairant le Joker, Alan Moore met en évidence une vision différente du chevalier noir, et ceci est un régal.
Que dire de plus sur la fin, qui est superbe ou bien sur ce qui arrive à Barbara et James Gordon, un passage tout aussi magique.
A côté de ça Brian Bolland arrive à donner à cette série l'esthétisme qu'il faut. Sans être déjà dans l'ère moderne, l'artiste joue avec les codes du Silver Age, mais de manière détournée pour créer une ambiance malsaine qui lui est propre. Encore plus depuis qu'il use de sa propre mise en couleur. On ne peut qu'être baba devant une telle déferlante graphique. On notera également quelques sorties de cases pour plusieurs dessin à lui, montrant une volonté de liberté de la part du comics book américain. Je vous le dis, cette BD respire une ère nouvelle. La mise en page standard commence à se faire vieille, ce qui se sentait déjà chez Kraven Last Hunt se sent encore plus chez Killing Joke.
Pour toute ses raisons, je vous invite à prendre un grand shooter de cette oeuvre merveilleuse. Peut être serez vous surpris, car, elle a été tellement influente qu'aujourd'hui on peut la trouver "normale". Mais rappelez vous qu'en 1988, c'était un cataclysme. Rappelez vous que jamais autant que dans ce livre, le Joker a été fou, et normal.