En pénétrant dans la sinistre auberge de Schloss pour aller y réclamer un petit morceau de beurre, Brodeck ne se doutait pas qu'il allait se mettre au-devant de graves problèmes.
Les hommes du village ont perpétrer l'impensable : ils ont abattu de sang-froid par excès de paranoïa l'Anderder, un homme de passage qui séjournait dans cette même auberge.
Brodeck, étant le seul à avoir un minium d’éducation dans ce petit village reculé et isolé du reste de la civilisation, se voit contraint de consigner dans un rapport, le détail des événements de façon à les disculper du crime qu'ils ont commis.
Mais Brodeck, l’orphelin qui a assisté impuissant à la destruction de son village, l'homme brisé par la folie des camps, celui que l'on surnommait « le chien », ne veut qu'une chose : découvrir la vérité et comprendre pourquoi ce meurtre était inévitable.
Après son monumental Blast, le fantastique et prodigieux Manu Larcenet est de retour chez Dargaud pour une toute nouvelle œuvre, cette fois-ci, adaptée d'un livre de Philippe Claudel.
Pour ceux qui n'ont pas lu le livre d'origine, Le Rapport de Brodeck est une œuvre sombre, violente qui met en avant les plus noires pensées de l’âme humaine.
En réutilisant à bon escient les textes issus du livre de Claudel et en y ajoutant un trait cafardeux du plus belle effet, Manu Larcenet à su garder dans sa BD, cette incommensurable sensation de noirceur, cette triste constatation du caractère bestial de l'Homme et cette ambiance résolument morbide et pessimiste.
Ici, Brodeck est un homme perdu, traumatisé à vie par ce qu'il a pu apercevoir sur la nature humaine lors de son séjour dans les camps.
Contraint à devenir le chroniqueur d'un événement qu'il trouve profondément injuste, Brodeck va se retrouver torturer par la méfiance, l'isolement et la paranoïa.
Cette torture psychologie va le mener à se questionner sur son propre passé, à dénicher les démons intérieurs qui habitent chaque villageois et à lutter contre ses propres craintes.
Ainsi, à travers les déambulations et les multiplies questionnements de son personnage principal, le livre dresse un constat peu reluisant de l'humanité.
La culpabilité, la déshumanisation des individus, la pression du nombre, Le Rapport de Brodeck parle des pires travers de l'humanité et de sa capacité à sacrifier sa morale et sa dignité au profit d'une vie illusoire et d'une sécurité relative.
Manu Larcenet développe cette ambiance délétère et sans espoir avec une histoire au découpage et au rythme irréprochables. Si le format italien ne me paraît pas spécialement des plus judicieux pour ce genre de bd, la fluidité du récit et le sens incroyable de l'auteur pour la narration m'ont finalement fait oublier la bizarrerie du format.
Pour accentuer la noirceur du récit, l'auteur fait preuve d'une certaine imagination et nous offre de très bonne trouvailles visuelles.
Je pense principalement aux scènes se déroulant dans le camp de concentration où les militaires sont remplacés par des créatures cauchemardesques à l'allure menaçante et aux dents acérées. Cette plongée dans les souvenirs de Brodeck rajoute un aspect onirique au récit qui se marie parfaitement bien au reste de l'intrigue.
Le trait est, quant à lui, merveilleux et épouse sans problème la teneur métaphorique et introspective du récit d'origine.
Avec ces contrastes de noir et de blanc, ses personnages aux gueules marquantes et menaçantes et l'omniprésence du blanc pour souligner la froideur des lieux, il plane dans cette bd, une atmosphère mélancolique et défaitiste des plus palpables.
Le Rapport de Brodeck est belle réussite.
Fidèle au livre, il offre aux lecteur une ambiance prenante, envoûtante et riche en émotion.
La maîtrise absolue de Larcenet en terme de narration et de dessin rend hommage à la profondeur poétique du livre de Philippe Claudel et confirme l'indéniable virtuosité d'un auteur de bande-dessinée pour le moins prolifique.
Après ce petit bijoux qu'est Le Combat ordinaire, ce chef d’œuvre de Blast et son adaptation réussie du Rapport de Brodeck, Manu Larcenet démontre que ses aptitudes sont biens réelles et qu'il mérite amplement de faire partie des grands maîtres de cette nouvelle génération d'auteur de BD.
Un coup de cœur !