La preuve ultime du génie d’un auteur de bande dessinée réside peut-être dans sa capacité de renouvellement. Quoi de plus fascinant en effet que Jean Giraud se métamorphosant en Moebius, ou Franquin passant de « Gaston Lagaffe » aux « Idées Noires » ? Et s’il y a bien un auteur actuel dont l’évolution ne cesse de nous surprendre, c’est bien Manu Larcenet. D’auteur de gags chez Fluide Glacial à auteur engagé et intimiste avec « Le Combat ordinaire », la remise en question chez lui est perpétuelle, toujours radicale. Si son style prit un tournant plus sombre et torturé avec « Blast », sa dernière parution « Le rapport de Brodec » s’enfonce bien plus dans les méandres des ténèbres.
Scénario : Adaptation du roman de Philippe Claudel au titre éponyme, ce premier tome d’un diptyque prend lieu dans les contrées inhospitalières d’un village de montagne. Blizzard en hiver, chaleur étouffante en été. Mais moins que le climat, c’est la solitude qui pèse sur les épaules des différents personnages développés, Brodec en tête. La solitude, et le traumatisme d’une guerre monstrueuse et insensée, tout comme l’acte de barbarie perpétré par ces hommes terrifiés sur un simple étranger. « L’Anderer », qui représentait pour eux le miroir de leur âme, noircie à jamais par les obus et la mitraille.
Dessin : L’évolution du style de l’auteur se ressent tout autant dans son dessin. Si « Blast » nous gratifiait de quelques nuances de gris, « Le rapport de Brodec » est composé d’un noir et blanc pur et dur. Ces visages comme sculptés dans le roc, ces décors frôlant souvent l’abstraction n’en sont que plus saisissants. Les planches frappent ici non seulement pour leur niveau de détail, mais aussi pour l’omniprésence de l’ombre, qui entoure et incruste les personnages, peinture d’un monde qui a tout d’apocalyptique.
Pour : Si la voix-off de Brodec probablement toute droit tirée du roman original étoffe la puissance et le propos de l’œuvre, c’est dans la représentation des camps de concentrations par flash-back que Larcenet subjugue et terrifie le plus, sans un mot. Ces gardes personnifiés en masses sombres et difformes, accompagnés de leurs chiens des enfers, voilà une certaine vision du mal absolu. Et au milieu de tout cela, la femme du général, portant son enfant au milieu du camp chaque matin pour contempler la nouvelle pendaison. Terrifiant, vous dis-je !
Contre : En fragmentant son récit pour mieux représenter le désordre mental de Brodec, Larcenet prend aussi le risque de perdre le lecteur, cherchant un point d’accroche glissant. Est-ce un mal ? Impossible de trancher.
Pour conclure : « Le rapport de Brodec » est une nouvelle étape à part entière dans l’œuvre de Manu Larcenet, qui semble avoir atteint le paroxysme de la noirceur esthétique et narrative. Mais avec lui, il n’y a pas de limites…