Ce tome est le premier d'une série indépendante de toute autre. Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs comptant 49 planches, dont la première édition date de 2020. Elle a été réalisée par Manu Larcenet : scénario, dessins, couleurs.


Une nuit, un éclair zèbre le ciel, non loin d'une maison isolée où une lumière brille encore à une fenêtre. Le bédéaste Jean-Eudes Cageot-Goujon est assis devant sa table à dessin, le regard sans le vide. Soudain, il fait des grands gestes et déchire la page sur laquelle il travaillait. Il sort dehors avec les lambeaux de page dans les mains, et d'autres éclairs déchirent la nuit. Il estime qu'il est un auteur fini, alors qu'il y a quelques années il était au sommet du monde de la BD. Il se souvient des gros titres des journaux, que les éditeurs et les starlettes dormaient devant sa porte. On le surnommait le Donald Trump du neuvième art. Mais maintenant il n'a plus d'idées. Lors de sa dernière interview avec l'animateur de radio Jean-Jacques, il a pipeauté en déclarant qu'il en avait plein. Avant il pondait un chef d'œuvre tous les deux ou trois mois. Aujourd'hui fini la musique. Le trou noir sur la page blanche.


Coupure : un gag en une page mettant en scène la silhouette de Jean-Jacques & Bruno, en costard-cravate, échangeant des banalités. Jean-Eudes Cageot-Goudon se dit qu'il pourrait clamer que c'est conceptuel, qu'il explose les codes narratifs du récit traditionnel, qu'il fait de la bédé plus proche du quotidien. Mais au fond de lui, il sait que ce ne sont que de pauvres excuses, que le vrai problème c'est sa finitude. Il continue de courir dans la nuit avec des lambeaux de page dans les mains, avec la conscience aiguë de sa sécheresse intellectuelle, d'être un esprit vain dans un corps gras. Il finit par tomber par terre en s'étant accroché dans un fil barbelé, roulant le long d'un talus pour finir sur le dos. Il est retrouvé dans cet état le lendemain matin par son fils et sa fille, le premier ironisant sur le fait que son père a encore fait un voyage initiatique. Puis Cageot-Goujon réalise un page à l'attention des winners, des boute-en-train, des bons vivants et des bienheureux congénitaux, voici comment réussir sa finitude… Peu de temps après, les journaux et les magazines titrent sur sa déchéance, le fait qu'il ne dessinera plus, sa tentative de suicide. Cageot-Goujon se met à pleurer lors d'une nouvelle interview avec Jean-Jacques. Ce dernier partage avec lui une citation de Friedrich Nietzsche sur la création artistique : il faut avoir du chaos en soi pour enfanter une étoile qui danse.


Ce qui marque le plus le lecteur au départ, c'est l'hétérogénéité de la narration. Ça commence avec une case sur la moitié de la première page qui évoque une ambiance de récit d'horreur, ça continue avec un individu caricaturé (gros nez, gros ventre, yeux sans pupille et langage corporel outré). On passe ensuite à un dessin en pleine page où des journaux et des magazines se recouvrent les uns les autres. En page 8, on passe à un gag en 1 page, à base de 2 silhouettes de cadres en cravate sur fond vide. Au fil des pages, le lecteur découvre des scènes visuellement inattendues comme des peintures rupestres, une peinture à la manière de Raphaël (1483-1520, le peintre italien de la Renaissance), une gravure représentant la tête de Léonard de Vinci (1452-1519), un strip à la manière de Charles Schulz (1922-2000), un fac-similé de manga sur le boucher-ninja de Bourg-la-Reine, etc. Il en va de même pour le récit qui pose le cadre de l'auteur fini qui n'a plus d'idées, pour ensuite s'éparpiller dans des interviews radio, des strips inventés pour l'occasion (Jean-Jacques & Bruno, l'aventure au bureau), les courses chez le boucher, une société dystopique dans laquelle les dépressifs sont hors la loi, pourchassés et emmenés dans des camps, l'art à la préhistoire et à la Renaissance, un récit de science-fiction qui se déroule en 6043. Il ne faut pas que le lecteur soit allergique à ce genre construction qui ne se cantonne pas un seul style, ou à une fil directeur linéaire, à une inventivité tout azimut.


Pour autant, le lecteur comprend rapidement que ce qui peut sembler autant de digressions ou une sorte de fourretout à la bonne franquette reste bien dans le cadre posé au début : un auteur de BD fini, ayant épuisé son inspiration. En outre, dès la deuxième page, Manu Larcenet explicite sa démarche : derrière l'image publique de Manu Larcenet, il y a l'auteur Jean-Eudes Cageot-Goujon, beaucoup moins séduisant et sans aura particulière, en fait le vrai type qui sue sang et eau pour réaliser les bandes dessinées, et dont Manu Larcenet n'est que l'avatar public, sympathique, brillant et à l'aise. Avec un tel cadre, le lecteur est assuré que l'auteur va parler de quelque chose qu'il connaît bien : son métier. En outre, la première page donne le ton visuel de la narration : la caricature. Tout du long du récit, Jean-Eudes Cageot-Goujon n'apparaît que comme obèse, avec un gros nez, pas de cou, des yeux globuleux, des oreilles décollées, et un langage corporel dans l'exagération. Il faut le voir avaler des médicaments en prenant l'armoire à pharmacie et la tenir au-dessus de sa tête pour que les médicaments lui tombent directement dans la bouche. La forte expressivité de ce personnage de papier provoque un réflexe d'empathie irrépressible : le lecteur ressent ses émotions, avec le recul généré par l'exagération, sans chantage aux sentiments. Le récit se situe donc dans le registre de la comédie dramatique, avec une composante comédie prépondérante. Jean-Eudes peut être vu comme l'avatar émotionnel de l'auteur, sans filtre.


En gardant à l'esprit la nature comique de la narration, le lecteur peut voir dans ce tome une autofiction : l'auteur parle de lui avec une distance certaine, les faits relatés étant déformés par l'exagération. Du coup, l'horizon d'attente du lecteur n'est pas l'exactitude factuelle, mais le mode comique qui met en lumière certains aspects de la vie de l'auteur, ou plutôt des affres de la création. Ce terrible effroi de la page blanche est en opposition totale avec le ton humoristique, ce qui peut parfois générer une dissonance cognitive chez le lecteur qui prend alors le parti du rire, ou de l'angoisse, ne pouvant concilier les deux. En effet, il est paradoxal que Larcenet se mette en scène en tant que créateur en panne d'inspiration, alors que sa narration fait feu de tout bois, avec une inventivité épatante. Impossible de prendre au premier degré cet auteur fini, quand la narration enchaîne les scènes visuellement inattendues. Du coup, l'auteur apparaît comme un créateur très créatif, alors qu'il met son avatar en scène comme quelqu'un souffrant de dépression, avec une tendance à la panique allant jusqu'à des comportements à risque, tout en ayant conscience des conséquences négatives pour les membres de sa famille.
Pour peu qu'il ait déjà traversé une phase de déprime (sans aller forcément jusqu'à la dépression), le lecteur se retrouve tout naturellement dans les émotions de Jean-Eudes Cageot-Goujon. Assurer un interlocuteur que tout va bien alors qu'on se sent être un imposteur incompétent, avec une très belle expression de visage montrant l'assurance fondre à chaque question, des gouttes de sueur perler, et un sourire forcé. Se contraindre à travailler pour produire quelque chose de potable, alors que rien de marche, avec des dessins montrant la frustration se transformer en colère, et s'extérioriser par de grands gestes et un hurlement. Se laisser emporter par le bien-être qu'apportent des médicaments anti-douleurs ou antidépresseurs, anxiolytiques, cet état second où l'angoisse est neutralisée, avec le regard bien chargé de Jean-Eudes. Au fil des séquences, il relève également les troubles associés à la dépression : labilité émotionnelle (passer de la concentration à la rage), auto-dévalorisation (la journée passée à glander, alors que son épouse a travaillé toute la journée à un rythme soutenu), agitation, ruminations, trouble de la conduite alimentaire, etc. À ce titre, la page 35 montre une journée type de l'auteur, entre grasse matinée, repas déséquilibré, temp passé à jouer de la guitare, oubli d'aller chercher les enfants à l'école, zéro productivité, l'exagération comique rendant chaque case irrésistible.


Mais cette bande dessinée ne relève pas de l'auto-apitoiement : outre le malaise bien réel et sentant le vécu de Jean-Eudes, il est question de source d'inspiration, d'idée du siècle de gag drôle, de projets. Larcenet s'amuse bien avec son avatar à la recherche de l'idée du siècle, et de son inquiétude de savoir si un gag est drôle. L'amusement est présent tout du long : le lecteur s'amusant à découvrir aussi bien un coloriage pour savoir quel est l'état d'esprit de Manu Larcenet (page 15) que la muse de Raphaël dégustant un sandwich au pastrami (page 26), ou encore les prénoms des enfants de Jean-Eudes et la raison de ce choix (Lilith Glooarasatan, pour sa fille). L'amusement passe aussi par la mise en scène d'artistes bien connus ou oubliés : un homme des cavernes (oublié) représentant des mammouths sur la paroi d'une caverne, Raphaël, Snoopy de Charles Schulz (1922-2000), Paul Cézanne (1839-1906). Au fil des gags, des crises de colères et d'abattement, il se dessine un questionnement sur les modalités de la création, mais aussi sur la nature du projet à réaliser, l'idée assez motivante pour en valoir le coup, le temps à investir, l'intérêt pour l'auteur et pour le public potentiel. L'exemple des peintures rupestres fait penser à une bande dessinée relatant le réel, descriptive et informative. L'exemple de Raphaël est explicite : mettre en scène des sujets religieux pour la gloire de Dieu. La société anti-dépressifs est à la fois un commentaire sur l'obligation de paraître heureux, mais aussi un récit d'anticipation constituant une réflexion sur les relations dans une société. Le récit de science-fiction en 6043 fait penser aux œuvres de Moebius, avec une interrogation existentielle, et la matérialisation de la fameuse étoile dansante évoquée par Nietzsche, pouvant s'apparenter à un clin d'œil à l'Incal. Au travers de ce qui peut ressembler à des digressions, Manu Larcenet parle de son métier, du questionnement de l'auteur sur l'utilisation de son énergie créatrice, d'une réflexion sur la façon de s'y prendre, de l'angle d'attaque à choisir entre idée/objectif, forme, idiome, structure, savoir-faire, surface, pour reprendre le principe exposé par Scott McCloud dans L'Art invisible (1993).


Encore une BD de Manu Larcenet qui met en scène un avatar transparent, sur le thème de l'artiste tourmenté par les affres de la création, avec une structure un peu éparpillée. Oui, mais en même temps une bande dessinée très drôle, avec un recul impressionnant sur ses angoisses, et une réflexion très fine sur la motivation et la discipline à créer et à réaliser une bande dessinée.

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le 7 janv. 2021

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