Tintin au pays de l'humour noir.
L’Île Noire est un album exceptionnel, hors-norme dans la série des aventures de Tintin. Non seulement pour ses rebondissements éditoriaux (3 versions différentes, tout de même !), mais aussi et surtout pour le ton sombre qui domine toute l’intrigue : avec cette longue enquête trépidante en direction des brumes écossaises, Hergé brise tous les codes et s’essaye à l’humour noir.
Tintin a toujours été un chanceux, un veinard impayable, et un bon hasard providentiel le sort de tous les pétrins ... sauf ici ! Jamais Tintin n’a été autant assommé, menotté, blessé que dans l’Île Noire. Hergé semble faire s’acharner le sort sur son héros, comme pour rééquilibrer le jeu après ses premières aventures trop parfaites : Tintin veut sauter sur le toit d’une voiture en pleine course ? Il se vautre. Il se travestit en un quart de seconde ? Cela foire lamentablement. C’est un humour complètement inattendu, dans la veine d’un Buster Keaton, où l’on rit noir en voyant la malchance se déchaîner sur le petit reporter. On apprécie aussi l’incursion de Hergé dans l’humour british, avec la scène des pompiers qui ont perdu la clef de leur garage.
Tout le monde en prend pour son grade, Milou n’est pas en reste lui non plus. Lui qui a toujours été la bonne conscience de Tintin, voilà qu’il manque son coup une fois sur deux, et finit l’aventure en poivrot alcoolisé. La même noirceur se retrouve jusque dans les personnages secondaires : un beau pilote d’avion au profil de cinéma finit par crasher l’appareil, tandis qu’un simple mécanicien s’en sort avec les éloges. Pour une fois, les Dupondt ne dénotent pas dans le paysage : c’est comme si Hergé avait logé tous les personnages à la même enseigne, ils sont tous devenus aussi malchanceux que les deux policiers.
Mais l’Île Noire, c’est avant tout une intrigue assombrie, loin des joyeuses péripéties habituelles. Cet album montre l’introduction la plus courte et la plus violente d’une aventure de Tintin, puisqu’il prend une balle dans la peau dès la première page. L’histoire articule les scènes de nuit, les incendies, les crashs d’avion. Dans la dernière partie de l’œuvre, l’apparition du sombre château de Kiltoch renforce cette noirceur dans l’intrigue, et offre à Hergé de dessiner la couverture la plus réussie des albums de Tintin, gorgée de mystère.
Qui dit intrigue plus sombre, dit héros plus sombre. Jamais Tintin n'a été autant expressif, toujours sourcils froncés, le visage renfrogné. Des expressions normalement bien loin de cet éternel chanceux, et davantage réservées au Capitaine Haddock (qui n'apparaît pas encore dans cette aventure). En accord avec cette mine plus sombre, Tintin gronde plusieurs fois Milou pour sa désobéissance, et le corrige même une fois. On a rarement vu le petit belge dans un tel état.
Loin des dénonciations politiques des albums précédents, l’Île Noire rompt avec leur humanisme habituel : l'album contient seulement une critique déguisée du faux monnayeur Georg Bell (proche du régime nazi), c'est assez léger. Exit aussi la belle amitié née entre Tintin et les Dupondt dans le Lotus Bleu, c’est comme si Hergé avait voulu faire payer à son héros ses tentatives de changer le monde.
Un album noir, intense, prenant. Hergé n’est pas loin du sommet de son art.