Je n'ai pas vu La Vie d'Adèle. Pas encore. C'est prévu, je sais que je risque d'aimer. Mais il faut croire que, depuis 2013, je l'avais un peu oublié. Jusqu'à ce début de semaine. Dans les rayons clairsemés du premier étage de ma médiathèque de quartier. Cette douce couleur bleu. Elle m'a appelé à elle. Du coup, je l'ai prise sous le bras, pour qu'elle éclaire un peu ma chambre. Et sans même que je m'en rende compte, elle avait enveloppé mon cœur.
A défaut du film, je suis donc remonté à la source, avec ce Le bleu est une couleur chaude. La BD sensation de Jul' Maroh. Je n'ai aucune idée des libertés ou non qui ont été prises par Kechiche dans son adaptation. J'ai tout découvert ici.
La BD débute dans le présent. On y suit une jeune femme dans les transports en commun. Elle s'appelle Emma. En fond, une histoire nous est raconté. L'histoire d'une autre femme : Clémentine. De toute évidence, un lien très fort unissait ces deux personnes. On ne sait pas encore la teneur exacte de ce lien, ni son intensité. Tout ce que l'on sait, c'est que Clémentine n'est plus. Derrière elle, des journaux intimes. Ses biens les plus précieux. Et c'est comme ça que l'on va en apprendre plus sur sa vie. De ses 16 ans, ses premiers questionnements sur son identité, jusqu'à sa mort, une dizaine d'années plus tard. Un fragment de vie, mais un fragment dense, riche en apprentissages, en rencontres. Surtout une : celle de Clémentine et d'Emma.
La quasi totalité de la BD est en noir et blanc. Un moyen déjà de dissocier le présent du passé. Mais aussi surtout, un moyen de faire ressortir le fil rouge du récit : la couleur bleu. Le bleu, c'est dans un premier temps la couleur du journal de Clémentine. Les secrets. Mais c'est aussi avant tout la couleur des cheveux d'Emma. Le désir. Un désir qui va la poursuivre, inlassablement. Dès les premiers instants où elle va l'expérimenter.
Il paraît tout d'abord lointain, énigmatique. Un regard échangé dans une foule. Un sourire qui lui est adressé. La première rencontre. Puis, rapidement, il devient dévorant. Si dévorant qu'il en est effrayant. Une femme ne peut en aimer une autre. Sa famille lui a toujours dit. La société aussi. Elle a fini par s'en persuader, mais son corps, lui, n'en a que faire. Et ce qui n'était au début qu'un regard, se transforme peu à peu en paroles échangées, puis en sentiments. Puis en caresses.
Une histoire d'amour banale, mais pourtant si puissante. Emma est hypnotisante. Elle est tout ce que Clémentine n'a jamais été : forte, affirmée. L'homosexualité est son identité. Elle la revendique dans sa couleur de cheveux. Dans les bars qu'elle fréquente. Un monde un peu à part pour Clémentine, mais dans lequel, après y avoir plusieurs fois trempée un orteil hésitant, va finir par complètement s'y jeter. Jusqu'à y boire la tasse. Notamment lors de la si poignante scène du coming out dans le domicile familial. Deux pages tout au plus. Mais tant d'émotions mélangées, faites de visages déformés. D'abord par la stupeur, puis par la colère, le déni. Le rejet.
La vie de Clémentine n'est pas ma vie. Un peu comme tout le monde, j'ai eu mes propres questionnements. Mais aujourd'hui, je pense pouvoir me considérer comme faisant partie de cette norme dorée, soumise à aucune discrimination. Ce qui n'a pas empêché Le bleu est une couleur chaude de profondément vibrer en moi. De planche en planche, d'émotion en émotion, je suis tantôt devenu la Clémentine craintive, puis la Emma rebelle, pour redevenir la Clémentine épanouie, puis la Emma fragile, et enfin la Clémentine diminuée, et la Emma endeuillée.
Parce que tout est juste dans cette bd. L'écriture, les dessins, les visages, le propos, l'agencement des cases. Comme si on était pris dans une mer déchaînée, on se fait successivement happer, puis rejeter sur le rivage, lessivé de tout ce flot de beau. Pour à la fin, comme Emma, regarder l'horizon lointain, et se dire que l'amour c'est peut-être difficile à définir, mais au moins, ce dont on peut être sûr, c'est qu'il nous survit. Au-delà de nos petites vies.