Le titre, après coup, révèle plusieurs sens. Anecdotiquement, il s'agit du groupe de bûcherons qui rentre de sa campagne d'hiver pour regagner ses foyers à Notre-Dame-des-Lacs. Haches, raquettes, grosse veste à carreaux, tout y est. Pas forcément bâtis en armoires à glace, d'ailleurs. Mais bornés, faut voir comme. Dès qu'ils débarquent, ils tombent sur le gentil Serge, qui leur fait ses politesses bien courtoises. Déjà, ils sont pas trop habitués, les hommes, à la politesse ; et puis, Serge, il parle comme un Français de France, donc c'est un étranger. Ca commence à coincer : qu'est-ce qu'il fout là ?

En plus, Serge est l'instigateur de cette hérésie, d'avoir installé un restaurant dans leur hameau paumé. N'importe quoi ! Alors, entre ces hommes qui trouvent un étranger chez eux, qui parle pas « de même » et qui cuisine (c'est pas un rôle d'homme, ça), qui trouvent leurs femmes plutôt favorables à Serge (il est assez beau gosse, enfin, pour les normes en vigueur localement), et dont les répliques sortent assez sèchement (habituées qu'elles sont à gérer le quotidien sans leurs bûcherons de maris), et, d'autre part, Serge et les femmes, le malaise s'installe, puis la tension. On est au dégel : Serge va-t-il partir ?

Evidemment, quand on est un bûcheron bien viril, il faut assumer ses insuffisances : grève de Marie qui refuse de rouvrir le Magasin Général tant que les choses ne s'arrangent pas, grève des femmes qui ne font plus la cuisine tant que les tensions ne s'apaisent pas... et voilà nos porteurs de haches réduits à tenter de faire la cuisine... C'est pas gagné...

Ce réveil printanier nous semble bien rude, comparé à la torpeur jouisseuse des festins du Nouvel An dont nous avait gratifié l'album précédent. C'est le premier vrai dysfonctionnement dans la communauté villageoise qui apparaît ici. Quant à savoir en quoi le titre de l'album révèle un sens supplémentaire, je conseille d'attendre la fin de l'album pour connaître un secret de Serge.

On entend moins la neige crisser sous les pas car, avec le dégel, de profondes ornières font apparaître la terre détrempée. Le simplet Gaëtan se fait « pogner » (secouer en l'air) 30 fois pour son 30e anniversaire (jolie coutume, un peu virile, peut-être), et sa manière d'éteindre les bougies de son gâteau d'anniversaire manque de subtilité ; il tombe amoureux de ses cadeaux : une toque de chef de cuisine (il a appris à cuisiner, le bougre !), et ... des chaussures de femme à talons hauts. On en sait plus sur Réjean, le jeune curé, qui a failli devenir ingénieur. Et... un accouchement difficile qui, paradoxalement, arrange pas mal de choses...

Plus caustique qu'à son habitude, le défunt époux de Marie manifeste sa mauvaise humeur contre Serge tout au long de l'album dans des commentaires « off », en filant longuement la métaphore d'un ver qui s'introduit dans un panier de belles pommes toutes rouges et qui finit par les gâter toutes... Non seulement on semble garder la mémoire, quand on est dans l'au-delà, mais les sentiments et les passions semblent s'y perpétuer (preuve qu'on n'y est pas si refroidi que ça !), et, à l'évidence, la mort ne dissipe pas la connerie...

La discorde, la zizanie, la division marquent cet album, qui souligne singulièrement le contraste entre la rudesse bornée des gagnes-petits de la forêt boréale, et les effluves de civilisation urbaine qui rôdent jusqu'à Notre-Dame-des-Lacs. Le contraste tourne parfois au choc, avec, en arrière-plan, des allusions à Montréal, la ville mythique...
khorsabad
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le 13 juil. 2012

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