Ce tome fait suite à Blake & Mortimer T29 Huit heures à Berlin (2022), par José-Louis Bocquet, Jean-Luc Fromental, Antoine Aubin. Sa parution initiale date de 2024. Il a été réalisé par Yves Sente pour le scénario et par André Juillard (1948-2024) pour les dessins, avec Madeleine Demille pour a mise en couleur. Il comprend soixante-deux pages de bande dessinée. Il s’agit du huitième album de la série réalisé par ce duo de créateurs.
En cette fin d’après-midi orageuse, de nombreux pensionnaires de la prison londonienne Wandsworth se sont approchés de la fenêtre de leur cellule, attirés par des bruits qu’ils ne connaissent que trop bien… Un des leurs sera pendu ce soir. Les gardiens et le juges viennent chercher le détenu concerné : l’un d’eux annonce à Olrik, que c’est l’heure et il demande au colonel de mettre les mains dans le dos. Ce dernier dit qu’il est trop tôt, demande ce qu’il en est de son dernier pourvoi. Le magistrat répond que ses demandes de recours ont été rejetées, que son existence vouée au mal s’arrête ici. Le nœud coulant est passé autour du supplicié, et le magistrat lui dit de recommander son âme au diable, car la communauté des hommes l’a condamné à mort. Il donne l’ordre au bourreau de faire son office. Celui-ci actionne le levier, et la trappe se dérobe sous les pieds d’Olrik. Il se réveille en sursaut sur sa couchette dans sa cellule : un gardien lui annonce l’arrivée de deux codétenus : Edwann et Riwal.
Les trois individus commencent à faire connaissance dans la cellule, quand Riwal se met aux barreaux de la fenêtre : il a reconnu ce son, pile à l’heure. Au même moment, un Westland Lysander apparaît entre les nuages qui se dispersent au-dessus de Londres. L’avion plonge sur la Tamise qu’il remonte à faible altitude sous les regards étonnés des Londoniens. Arrivé à la hauteur de Scotland Yard, le pilote entame une spectaculaire manœuvre de remontée pendant que son passager ouvre la verrière arrière. Dans un bureau, Francis Blake ouvre la fenêtre, et il se saisit d’un des tracts balancés par l’avion. Il le lit à son interlocuteur : Au gouvernement illégitime d’Angleterre… Libérez nos frères patriotes de vos prisons et dites au Premier Ministre de renoncer à faire venir de nouveaux migrants en terre libre de Cornouailles. Demain, avant minuit, nous donnerons une preuve de notre détermination et de ce qui attend le prince héritier s’il maintient sa venue sur l’île de Corineus. – F.C.G. (The Free Cornwall Group). Le pilote de l’avion effectue un dernier passage rapide au-dessus de Wandsworth pour saluer ses frères du FCG, puis il entame le trajet de retour. Edwann et Riwal sont enchantés, et ils confient un tract à Olrik pour qu’il s’instruise. Au même instant, au nord de Londres, une conférence de presse s’achève au sein des locaux abritant le célèbre Center for Scientific and Industrial Research. Philip Mortimer y a présenté une excavatrice de poche, baptisée la Taupe.
Déjà le trentième album des aventures de Blake & Mortimer, et le dix-huitième réalisé par une équipe de repreneur. Les deux auteurs sont rodés à l’exercice, et ils respectent les caractéristiques à la lettre, avec parfois quelques petites variations : une douzaine de cases par page en moyenne, alignées en bande, avec des bordures rectangulaires bien nettes, un registre visuel de type Ligne Claire. Une intrigue bâtie pour mettre en valeur les deux héros aux solides valeurs morales, avec une forme de stoïcisme hérité du flegme britannique, sans oublier leur ennemi emblématique Olrik, et le rôle des femmes quasi inexistant. Le scénariste choisit de localiser le récit dans un endroit bien précis : les Cornouailles, un comté du Royaume-Uni. L’intrigue évoque un mouvement fictif peut-être pas indépendantiste, mais régionaliste : Free Cornwall Group. Il évoque un pan de l’histoire très particulier de cette région : la légende arthurienne. De son côté, le dessinateur participe lui aussi à cette dimension du récit avec des paysages dont les qualités touristiques donnent envie : la route submersible par la marée reliant l’île de Corineus (guerrier légendaire) au comté avec une très belle mise en couleur pour une nuit de brouillard, la maçonnerie de cette route par temps clair, un pub fort accueillant, des routes de campagne verdoyantes, les rues bordées de maisons basses du village de Longval, son loueur de chevaux, son site minier, son port, sa très belle église, etc.
Les deux amis partent pour une nouvelle aventure en Cornouailles, les amenant à commettre l’impensable : participer à la libération de prison d’Olrik, et aussi à s’opposer aux actions terroristes dans cette partie des Cornouailles, dans des lieux au nom fortement connoté comme Tintagel et Avalon. Le lecteur comprend immédiatement de quel mythe il va être question, se demandant jusqu’où iront les auteurs dans cette veine. En fonction de sa familiarité avec les mythes celtiques, il apprécie le recul de la version choisie le scénariste, ou il découvre cette approche différente de celle plus enjolivée retenue dans la culture populaire. Il écoute (enfin il lit) le copieux exposé du père Michael Joseph qui s’adresse à Mortimer lors d’un voyage en train. Il lui propose avant toute chose de sortir de son esprit, toutes les images traditionnelles concernant ladite légende. Il pointe du doigt le fait que son imagerie moyenâgeuse vient du premier historien qui a vulgarisé la légende du roi Arthur à travers son ouvrage Histoire des rois de Bretagne, c’est-à-dire l’évêque gallois Geoffroy de Monmouth (1095-1154/55). Le lecteur se régale des cases venant illustrer cette évocation : baignant dans des tons jaunis, un navire accueillant des marchandises livrées par des paysans avec une charrette tirée par des bœufs, une procession funéraire, une bataille au corps à corps opposant des Celtes à des Romains, une vision possible de l’île d’Avalon, des dessins avec un fin trait de contour assuré et élégant.
Ce tome constitue la dernière œuvre d’André Juillard, achevée peu de temps avant son décès. Le lecteur peut savourer la narration visuelle avec cette idée en tête, ce qui peut l’amener à regarder les planches, plus sous cet angle que sous celui d’une émulation des celles d’Edgar P. Jacobs. L’artiste réalise des dessins respectant les grands principes de la Ligne Claire : des contours systématiques, des dessins conçus pour des couleurs en aplat, pas d’ombre pour les personnages, des décors réalistes, une construction recherchant la meilleure lisibilité possible. En outre, il s’accommode des caractéristiques imposées par l’exercice de style de respecter les caractéristiques de la série : des phylactères qui peuvent s’avérer très imposants en prenant plus de place que le dessin dans une case, et un lettrage en bas de casse. Le lecteur observe que l’artiste favorise des traits de contours particulièrement fins, minutieux, à l’épaisseur régulière, un rendu qui lui est propre, une peu éloigné de celui de Jacobs. Il approche les représentations avec le souci de la plausibilité et du réalisme, sans artifice pour aller au plus court, o pour simplifier la prise de vue, ou pour éviter une prise de vue trop complexe. En filigrane, le lecteur apprécie l’élégance discrète des personnages, la richesse des décors et des accessoires, la diversité de lieux et des actions.
La perspective de ne plus pouvoir découvrir de nouvelles planches de cet artiste rend peut-être le lecteur plus sensible : il savoure plus consciemment certains moments. Olrik chutant à travers la trappe, en contreplongée, en pensant à la violence soudaine du choc quand le nœud coulant va se resserrer autour de son coup. L’avion Westland Lysander effectuant une manœuvre serrée pour passer au plus près de la façade de Scotland Yard. La posture très guindée des officiels autour d’une grande table dans un bureau du même établissement. Les efforts de Blake et d’un ouvrier pour dégager un coffre enserré dans des moellons. Le mouvement de levier avec un tournevis pour faire céder le châssis d’une fenêtre fermée. Mortimer montant à cheval pour une randonnée dans la campagne. La découverte de l’intérieur de l’église de Longval. La beauté des paysages côtiers avec les formations rocheuses et les grottes. Et bien sûr l’avancée souterraine de l’excavatrice La Taupe à travers les parois rocheuses. À ce moment, le lecteur se fait la réflexion que la narration comprend des moments attendus et emblématiques : aventures souterrains (occurrence régulière dans la série) ou Blake et Mortimer devisant posément devant un feu de cheminée.
Un peu ému par la notion de dernière œuvre de l’artiste et dépaysé par les différents environnements, le lecteur en oublierait presque l’intrigue. Son principe repose sur une chasse au trésor fort alléchante, puisant sa dynamique dans la geste arthurienne, et un dérivé de l’Espadon. Le récit intègre d’autres éléments, à commencer par une velléité régionaliste, entre autonomie et indépendance, se manifestant pas des actes de terrorisme, ou à tout le moins de destruction spectaculaire de biens matériels : le lecteur peut y voir l’écho de mouvements contemporains, voire intemporels. D’un autre côté, les auteurs mettent également en scène des habitants amoureux de leur région et légitimement préoccupés de sa préservation. Il découvre également un phénomène socio-économique : le recours à la main d’œuvre immigrée, en l’occurrence des ouvriers d’origine indienne. Étrangement, cette composante est mise en scène deux fois, sans trouver de résolution à la fin, entre composante narrative de circonstance, et constat par défaut que cette forme de racisme dépasse le cadre une simple intrigue.
Un album de plus dans la série des Blake & Mortimer, certes, et aussi le dernier réalisé par André Juillard, l’un des dessinateurs historiques de sa continuation. Un bel album pour sa narration visuelle à la clarté exemplaire, à la richesse discrète et tangible, à l’élégance inégalée de la Ligne Claire. Une intrigue sur une trame classique, intégrant les éléments récurrents attendus de la série, et proposant une aventure mêlant dépaysement, enjeux régionalistes et mythologie.