Il s'agit du premier tome d'une série indépendante de toute autre. Il contient les épisodes 1 à 6, initialement parus en 2015/2016, écrits par Brian K. Vaughan, dessinés et encrés par Cliff Chiang, avec une mise en couleurs de Matt Wilson (et un lettrage de Jared K. Fletcher pour être complet).
La première séquence correspond à un rêve étrange d'Erin Tieng dans lequel elle voit apparaître l'institutrice Christa McAuliffe (1948-1986, première passagère de l'espace à bord de Challenger), puis un démon qui retient sa petite sœur prisonnière dans une salle de classe. Le réveil sonne (aux environs de 04h30), il est temps pour elle de commencer sa tournée de distribution de journaux à vélo, dans la petite ville américaine de Stony Stream. Pour ce premier jour, le premier novembre 1988, elle se fait intercepter par un groupe de 3 garçons déjà déguisés pour Halloween qui essayent de lui soutirer indûment un journal. Elle se tire de ce mauvais pas grâce à l'intervention de 3 autres distributrices de journaux à vélo : Mac (Mackenzie Coyle, clope au bec et baladeur à la ceinture), KJ (avec une crosse de hockey en bandoulière) et Tiffany. Pour éviter qu'une telle mésaventure se reproduise, elles décident de former 2 groupes de 2. Quelques minutes après leur séparation, Mac et Erin reçoivent un appel par talkie-walkie des 2 autres.
Une fois que le premier duo a retrouvé l'autre, elles parcourent la ville pour trouver une trace des agresseurs. Elles repèrent une maison en construction dont une fenêtre est étrangement entrebâillée. Elles supposent que c'est là que se cachent les étranges agresseurs et font une découverte très étrange dans le sous-sol : une sorte de capsule spatiale. De retour à l'extérieur, elles finissent par croiser l'un des agresseurs au visage étrangement marqué. Il prend la fuite, mais Erin réussit à récupérer un objet siglé d'une pomme dans laquelle on a mordu.
En 2015, Brian K. Vaughan est un auteur à succès ayant durablement imprimé sa marque dans le paysage des comics grâce à des séries comme Les fugitifs (Runaways pour Marvel) ou Y le dernier homme. Depuis 2012, il caracole dans le top 10 des ventes de comics, avec sa série indépendante Saga, à commencer par Saga tome 1, dessinée par Fiona Staples. De son côté, Cliff Chiang s'est fait remarquer pour son interprétation de Wonder Woman sur des scénarios de Brian Azzarello. L'attention du lecteur est donc éveillée par la nouvelle série de ce tandem. Dès le départ, Brian K. Vaughan établit qu'il s'agit de l'histoire de 4 jeunes demoiselles de 12 ans, à une époque clairement identifiée (en 1988), s'inscrivant dans le genre science-fiction.
Au fil de ces 5 épisodes, le caractère des 4 héroïnes transparaît plus ou moins. Mac est donc la rebelle du groupe, celle qui fume déjà à son âge. Le lecteur rencontre sa mère adoptive, alcoolique, son père semble avoir filé récemment. Elle présente une attitude un peu agressive, avec des réparties cassantes, et peur de pas grand-chose. Erin Tieng est beaucoup plus normale, décidée à accomplir son travail de distribution de journaux, ne sachant pas comment se dépatouiller de ces 3 adolescents jouant de leur nombre et de leur âge pour l'intimider. Il est dit de KJ qu'elle est de confession juive, sans que cela n'ait d'incidence sur le récit, ou sur son comportement. Enfin concernant Tiffany, le lecteur apprend qu'elle a passé des heures à jouer à Arkanoid, version console de salon antédiluvienne. Au bout de 5 épisodes, l'histoire personnelle de ces demoiselles n'a guère été développée, leur caractère n'a guère été étoffé. Leur particularité la plus saillante est leur sens de la répartie, entre elles, face à des adolescents mâles et même face à des adultes.
Brian K. Vaughan écrit donc une histoire d'aventure très ancrée dans la réalité, dans le quotidien. Il a choisi l'année 1988 parce qu'il avait lui aussi 12 ans à cette époque. Il émaille son récit de références culturelles à cette époque : Christa McAuliffe, Les griffes de la nuit, la chaîne de magasin Radio Shack, l'émission de télévision Today , Show, les rondes de citoyens de type Neighborhood watch, quelques films comme Peggy Sue s'est mariée ou Star Trek IV, la présidence de Ronald Reagan, ou encore une référence au groupe de rap Public Enemy (par exemple It takes a nation of millions to hold us back sorti en 1988), le début de l'épidémie de SIDA. Outre ces références faciles à repérer même pour un européen, il y en a d'autres beaucoup plus pointues, engendrant une douce nostalgie pour des lecteurs américains.
Plus de 95% des séquences mettent en scène les 4 jeunes filles, soit ensemble, soit une ou deux. Le scénariste a donc conçu sa narration en la centrant sur elles. Le lecteur adulte apprécie leur courage, leurs réparties bien senties, mais il a du mal à croire à ces donzelles si courageuses, pleines de ressources et apparaissant comme les principaux êtres humains de la ville. Mis à part la mère de Mac, les autres adultes sont aux abonnés absents les rares garçons brillent par leur manque de jugeote et leur manque de morale. Le lecteur adulte éprouve de réelles difficultés à croire dans ces 4 héroïnes à la personnalité peu épaisse, aux capacités providentielles (il y en a une qui est capable de conduire une voiture et trouver son chemin pour emmener une copine blessée à l'hôpital, de nuit qui plus est). Vaughan donne l'impression d'écrire spécifiquement pour un lectorat de lectrices de 12 ans, finissant par donner un aspect de produit fabriqué sur mesure. À l'issue de ces 5 épisodes, le lecteur n'a aucune idée de la durée de la série, c'est-à-dire du nombre d'épisodes prévus par Vaughan.
Dans ce tome, le lecteur a assisté à l'apparition d'un élément de science-fiction (une machine spatiale, des individus semblant provenir d'une autre époque, et d'étranges volatiles). Ces demoiselles passent d'une situation dangereuse à une autre, découvrant à chaque fois une nouvelle pièce du puzzle et y subissant parfois des blessures, sans que le lecteur adulte n'éprouve d'empathie pour leur situation, ou ne s'inquiète pour leur devenir. Au bout de ce premier tome, l'intrigue a du mal à décoller, et les concepts servis par le scénariste n'ont rien d'intriguant. Les 2 meilleures scènes concernent l'usage d'un revolver avec tous les risques associés, et une remarque sur les risques du voyage dans le temps en prenant en compte que la Terre se déplace dans l'espace. L'intérêt du lecteur se réveille un moment en voyant la mention d'un personnage appelé Editrix (peut-être le début d'un méta-commentaire), mais son niveau d'attention retombe aussitôt.
Dès l'image de couverture, Cliff Chiang prouve qu'il sait donner du caractère à ces 4 jeunes filles, et qu'il n'en fait pas des adolescentes déjà formées, avec des courbes exagérées. Il les dote de tenues vestimentaires distinctes et réalistes. Les déguisements des 3 garçons attestent qu'ils ont été réalisés avec les moyens du bord. La mère de Mac porte également des vêtements ordinaires et pratiques : une paire de jeans, une chemise portée sur un teeshirt. Les rues de cette petite ville dortoir se conforment à l'urbanisme attendu. L'aménagement intérieur des pièces est fonctionnel, avec des meubles bon marché, pour un intérieur impeccable dans la maison d'Erin, et un désordre négligé dans la maison de Mac. La séquence dans les bois en bordure de ville (cinquième épisode) montre que l'artiste ne s'intéresse pas vraiment à l'essence des arbres, ni à leur implantation, mais l'impression globale est satisfaisante.
Le lecteur est décontenancé par la séquence onirique en ouverture, mais l'artiste réussit à combiner des éléments normaux, avec d'autres plus fantaisistes pour donner une impression satisfaisante de rêve. Le réveil et les préparatifs très matinaux d'Erin Tieng donne lieu à une séquence muette de 5 pages, très faciles à lire, avec un niveau de détails impressionnants, tel que l'aménagement de la chambre qu'elle partage avec sa petite sœur ou le fouillis dans le tiroir où elle cherche son stock d'élastiques pour mettre autour des journaux. Dans l'épisode 4, Chiang réalise 4 pages en format paysage, sur la base d'une grille de 3 cases par 3, à nouveau silencieuse, pour transcrire les souvenirs de Tiffany, à nouveau pour un collage très évocateur et très réussi. Il reproduit avec conviction les traits de Ronald Reagan, immédiatement reconnaissable.
Globalement, la narration visuelle de Cliff Chiang s'avère assez dense et facilement lisible, avec une capacité impressionnante pour rendre la banalité de cet environnement de ville dortoir. Les personnages conservent une apparence normale sans être banale, et chaque action se suit facilement. L'artiste ne cherche pas à épater son lecteur mais à donner de la consistance au scénario en étant en phase avec le ton et l'ambiance voulus par le scénariste, ce qu'il réussit parfaitement. Le metteur en couleurs réalise un travail discret en retrait des traits encrés des dessins, parfaitement amalgamé auxdits dessins. Chiang n'a d'autre choix que de représenter ce que prévoit le scénario, y compris des éléments de science-fiction datés (l'espèce d'armure de pseudo chevalier) qui donnent l'impression d'être factice, en plastique sortant d'un film de SF au budget limité.
Le lecteur adulte ressort e ce tome avec un sentiment de frustration. Il voit bien que Brian K. Vaughan a conçu son récit sur mesure pour un lectorat précis, avec la possibilité pour les lecteurs plus âgés d'apprécier la nostalgie qui se dégage de cette évocation de l'année 1988. Mais pour un lecteur européen cette reconstruction perd de sa force, du fait de l'éloignement culturel. Il ne parvient pas à faire exister ses personnages, au-delà d'un simple dispositif narratif, et son intrigue un peu ténue manque de consistance ou d'imagination. Cliff Chiang effectue un travail remarquable de cohérence et savoir-faire, sans réussir à apporter un supplément narratif qui permettrait à l'histoire de prendre une autre dimension.