Herbert Von Karajan diplomate.
A mi-chemin entre la parodie et le documentaire maquillé, le récit de Blain et Lanzac met en scène la supposée vie quotidienne du Ministère des Affaires Etrangères français. Pas n'importe quand, non : au moment, qui bizarrement est passé à la postérité comme épique, où le feu verbal de Dominique de Villepin contredisait l'action unilatérale des Etats-Unis d'Amérique en Irak en 2003.
Mise en scène : globalement, l'action est plutôt perçue par le regard d'Arthur Vlaminck, qui se fait embaucher comme préposé au "langage" par le Ministre des Affaires Etrangères, Alexandre Taillard de Worms. Par "préposé au langage", entendez "secrétaire chargé d'écrire, de réécrire, et de réécrire encore les discours que Taillard doit prononcer à toute occasion". Vlaminck y passe ses jours et ses nuits, tout en rêvant d'escapades italiennes avec sa copine...
A partir de là, la vedette est indiscutablement Taillard de Worms, une espèce de rapace du verbe, au corps taillé en forme de ptérodactyle, les épaules si relevées en pointe qu'elles ressemblent à d'amples ailes de chauve-souris, et un nez télescopique qui précède Taillard de Worms de quelques secondes avant son entrée dans une pièce. Le récit est une description des envolées politico-lyrico-tempêtueuses de Taillard de Worms, qui s'agite, pontifie et rudoie tout son monde, tel un chef d'orchestre romantique (très) imbu de sa personne, et portant la diplomatie au niveau de l'un des Beaux-Arts. Taillard de Worms épuise ses gardes du corps en séances de jogging, claque les portes et soulève de puissants courants d'air à chacun de ses déplacements, s'inspire pieusement des "Fragments" d'Héraclite pour diriger son action et ses décisions, et "stabilosse" tout ce qui lui paraît digne d'attention dans les discours pondus par son staff...
Parodie : ce grand brasseur de vent qu'est Taillard de Worms évoque évidemment Dominique de Villepin, tellement identifié aux effets de son propre langage qu'il se sent obligé de tout réécrire selon l'humeur du moment , quitte à contredire ses propres consignes antérieures. Autant dire que Taillard de Worms, pour avoir les idées grandioses, les a également plutôt fumeuses, et semble vouloir transfigurer de manière beethovienne le sordide des conflits, petits ou grands, qui risquent d'embraser le monde. Taillard conseille à Arthur de consulter un poète ou un philosophe pour écrire les discours... La diplomatie, ou l'art pour l'art... Taillard apparaît comme instable dans ses inspirations littéraires ou artistiques, et veut introduire des formules et des concepts issus du dernier scribouillard avec qui il a déjeuné à midi. Justement, le déjeuner de Taillard de Worms avec le Prix Nobel de littérature, Molly Hutchinson, est un chef-d'oeuvre de caricature : censé honorer une grande dame de la littérature mondiale, Taillard ne lui laisse pas placer un mot et continue à bourdonner ses exaltations échevelées en gesticulant...
En revanche, le décalage entre le réel et la fiction n'est pas très clair: on met en scène des pays réels (Etats-Unis, Russie, Chine, Syrie...), mais l'intérêt de dissimuler l'Irak sous le nom de "royaume du Lousdem", ou d'introduire un archétypal "Oubanga" (mélange de Congo, de Rwanda et de Burundi) ne saute pas aux yeux.
La saveur du récit vient de la manifestation plus ou marginale des sentiments réels des personnages, qui transparaissent lors des accalmies de l'action et des coups de gueule de Taillard de Worms : Vlaminck qui cherche à se convaincre de la solidité et de la compétence de son employeur, Claude Maupas, directeur de cabinet de Taillard de Worms, qui est le plus sensé de tous, avec son air de chien battu résigné, et ses sages conseils de modération; les relations plus ou moins empreintes d'hypocrisie entre les collaborateurs du ministère : Valérie Dumontheil (Afrique), Guillaume Van Effentem (Amérique), mais aussi de Taillard lui-même avec les différents diplomates qu'il doit rencontrer.
L'introduction d'images oniriques, censées représenter les craintes ou les désirs des personnages, se révèle bienvenue pour compenser la sévérité des costards-cravates-godasses cirées qui courent tout au long de l'album. Le sérieux des tensions internationales fait parfois bon ménage avec les anchois du Golfe de Gascogne...
Amusant. Pour ceux qui aiment la politique et les personnes qui la font.