Un Père Noël sympa et respectueux...
Ayant laissé Marie veuve et un peu perdue au sortir du premier épisode, le scénariste se devait de se préoccuper de son cœur solitaire. Dans cette campagne un peu perdue, deux options possibles : ou bien perturber sa vie en lui faisant rencontrer un voyou qui n'aurait pas manqué d'agiter la communauté de Notre-Dame-des-Lacs, ou bien... poursuivre dans la veine souriante, tendre et familiale qui a marqué le Tome 1.
C'est la deuxième option qui a été retenue. Serge Brouillet, ancien de 14-18, tombe en panne de moto dans le village, et l'engin n'a pas l'air de vouloir redémarrer tout seul. Marie héberge le nouveau venu, le « survenant », sur lequel elle ne manque pas de fantasmer, avec toute la pudeur et la retenue qui siéent à sa position. Tout reste feutré, d'autant que Serge se révèle être un quadragénaire plein de vertus, poli, gentil, reconnaissant, ingénieux, vétérinaire-médecin, et... excellent cuisinier. Il entreprend de faire bénéficier de son savoir-faire culinaire, acquis en France, toute la communauté, en préparant une série de réveillons à l'occasion de Noël et du Nouvel An, et en transformant le « Magasin général » de Marie en restaurant.
La gentillesse familiale de ce récit constitue un charme majeur pour le lecteur. Ni violence ni sexe ni coup à l'envers, mais des échanges continuels de bons procédés amicaux au cœur de l'hiver québécois. Les décors enneigés sont l'occasion pour Tripp de donner substance aux empâtements blancs-grisâtres qui couvrent les sols, les toits, les rampes et les pieds des charpentes. Les fortes luminosités, inévitables sous une chape neigeuse, sont heureusement mitigées par des jeux de contrastes (chat noir sur neige blanche, page 10 ; contre-jour sur une barrière où se tient un corbeau, planche 13). De même, le dessin n'esquive pas les aspects documentaires des décors : que peut-on trouver dans les remises et les hangars d'habitations rurales du Québec de 1920 ?
Les antiques traditions hivernales de l'Occident resurgissent avec magie dans cet environnement rude : les chants de Noël, l'abattage du cochon, la fabrication du boudin. On y redécouvre le monde perdu d'un consensus social sur les actes nécessaires, sur les valeurs à défendre, sur le sens populaire donné aux choses et aux gens. Six pages (18 à 23) pour décrire avec un certain détail la mise à mort du cochon, l'attente gourmande des charcuteries à venir, et la ripaille qui s'ensuit, ce n'est plus de l'anecdote, mais à la fois de l'anthropologie et de la jouissance de gueule.
L'œuvre de chaque jour est mise en images avec la même bienveillance : les préparatifs de Noël (page 28), le tact du curé de village qui ne manque jamais de conserver son sens de l'écoute et sa compréhension vis-à-vis des plaisirs de la vie (pages 8, 9, 29, 3, 39, 56), la chaleur d'une messe de Minuit unanime (page 31 – Depuis quand n'avons-nous plus été unanimes ?), la sensualité gustative d'un superbe réveillon familial (pages 34 à 39), les travaux de menuiserie qui précèdent la mise sur pied du restaurant (page 52) les joies simples de la luge dans les rues(pages 55-56), et encore les séances culinaires (pages 60 à 68)...
Le défunt époux de Marie continue à nourrir de ses commentaires (encastrés dans l'entre-deux de vignettes) la vie de sa veuve. Il ne se montre pas tellement jaloux de Serge (qui, au vrai, ne fait rien pour susciter un tel sentiment), mais surtout préoccupé du bonheur de Marie. Même les morts sont charmants dans ce récit !
Les ressources du langage franco-québécois s'enrichissent : « Tabarnac », « Tabarouette » « Enfirouaper », « Ne pas être de même », « Ti-culs », « Câlisse », toute la créativité populaire sur une base linguistique qui, en France, ne s'enrichit guère plus que de vocables technocratiques, ou, pire, d'anglais...
Serge est un vrai Père Noël dans la neige québécoise. On savoure encore ses grignotins des Andes et ses flans à la moutarde... Tout un monde chaud, intime et caressant qui sait conserver la pudeur de tous...