Shangri-La
7.4
Shangri-La

BD franco-belge de Mathieu Bablet (2016)

Il y a beaucoup à dire sur cet album. Ce n’est pas pour rien qu’il faisait partie de la sélection officielle pour le Fauve d’Or du festival d'Angoulême 2017.


On commence par l’auteur. Mathieu Bablet nous a déjà régalé avec des histoires originales et marquantes comme le fascinant Adrastée. La première chose qui marque (choque?), c’est son style. Il y a les décors ; immenses, vertigineux, foisonnants de détails. Ensuite ce sont les personnages. Ils ont une apparence unique, entre maladresse et maîtrise. les pieds sont tout petits par exemple. Les visage sont incroyablement expressifs. Enfin il y a sa façon d’utiliser les couleurs, l’ambiance chromatique est propre à chaque scène, intimement liée à la narration.



Passons à l’objet de cette critique, Shangri-La



Car oui, Shangri-La, c’est d’abord un objet. Ce livre est superbe : le format, la finition avec un dos en tissu, et cette couverture somptueuse, image sereine, légèrement angoissante et déjà promesse d’aventure.



L’histoire



Après un prologue obscure (au premier abord), nous arrivons directement au vif du sujet. L’Humanité va mal, enfin, selon nos critères. Tout ce qui reste des humains vit depuis plusieurs centaines d'années dans une station spatiale au dessus de la Terre, devenue invivable. Voici comment ce microcosme en conserve s’organise :



Tianzhu offre à chaque habitant de la colonie un travail, une fonction. En contrepartie, chacun peut bénéficier de tous les produits Tianzhu qu’il désire.



Cette phrase, c’est le résumé que nous fait Scott. Son frère Virgile, nous propose une version plus critique :



On travaille pour Tianzhu qui, en contrepartie, nous paye avec des crédits Tianzhu, que l’on utilise pour acheter des produits Tianzhu, ce qui leur permet de nous payer. La boucle est bouclée ! Et si on n’a pas assez d’argent, il suffit de faire un crédit à la consommation auprès de Tianzhu ! Y a rien qui te gène ?



Tout est bien à sa place, les gens travaillent, vivent, consomment, et meurent Tianzhu. Petite originalité, l’Homme a concu les Animoïdes. Ce sont des animaux anthropomorphes. ils sont aussi intelligents que les humains. De toute façon, en dehors des serpents en vivarium, il n’existe plus d’animaux. La raison d’être des Animoïdes est plutôt flou. Est-ce une sorte d’hommage aux animaux exterminés par l’Homme ? La réponse est plus pragmatique et glaçante.


Comme on le constate avec Virgile, il y a quelques grains de sable dans cette mécanique dorée. Le plus gros, c’est Mister Sunshine, un mystérieux rebelle qui incite les gens à prendre conscience de cette captivité absurde.


Les espaces publics de la station spatiale sont vastes, en revanche, la sphère privée se réduit à presque rien, de minuscules compartiments où les gens se faufilent pour dormir.



Un nouveau conte philosophique



Après Adrastée, et son voyage physique et spirituel, Mathieu Bablet présente avec talent une histoire qui nous aident à prendre conscience de la propre absurdité de notre monde.



  • La société de consommation voit sa logique poussée jusqu’au bout : Les publicités qui tapissent les murs de la station ne concernent pas des marques, puisqu’il n’y a que Tianzhu Entreprises, mais elles sont monstrueusement explicites :


Vivre, travailler, acheter


Acheter, aimer, jeter, acheter


Faire un crédit, acheter, rembourser, faire un crédit


Et ainsi de suite, jusqu’à l’écoeurement.


Les produits nous paraissent tellement familiers avec par exemple le TZphone7S, les Tianzhu glasses , la TianzhuTab7 ou encore le porte-gobelet Tianzhu. Et rien de telle que des femmes nues sur des affiches géantes pour vendre un produit.



  • On retrouve la froide pensée calculatrice des dirigeants des grandes multinationales (qui a dit les GAFA ?). Ils contrôlent les gestes et pensées de tous, méprisant la vie humaine si leur action est menacée, tout en estimant agir pour le bien de l'Humanité. Ils contrôlent cette Humanité en douceur, par ses désirs.


  • Les travers actuels de nos concitoyens sont à peine amplifiés : égoïsme (c’est pas ma faute si l’autre était cardiaque…), autosatisfaction tournant au ridicule (et un petit selfie en faisant son sport), peur de perdre ses avantages.


  • L’existence des Animoïdes se justifie pour une raison toute simple, selon John, collègue Animoïde de Virgile :




On serait la soupape qui vous permet de relâcher la pression. En créant une minorité communautaire de toute pièce, on peut servir de défouloir à toutes les frustrations humaines. Chose importante dans une station où il n’y a plus de frontières ni d’étrangers et où tout le monde se marche dessus par manque de place.



Les Animoïdes sont ainsi victimes de racisme, de ségrégation (avec des sanitaires identifiant bien les trois catégories : Hommes, Femmes, Animoïdes).



  • Enfin, il est question de l’orgueil de l’Homme jouant à devenir dieu, avec des dissidents de Tianzhu, cherchant à créer depuis le stade atomique un homme apte à coloniser Titan : L’Homo stellaris.


  • Et il y a bien d’autres thèmes que je n’aborderai pas pour vous en laisser la surprise.




Travaillons à un autre futur



Cet album est encore un voyage extraordinaire, qui tente de nous élever. Nos travers sont montrés, amplifiés, décrivant ce qu’un avenir possible nous réserve si nous nous obstinons dans nos erreurs. Tout n'est peut-être pas perdu. Nous pouvons encore éviter le bonheur que Tianzhu nous promet.


Voici un lien vers la vidéo du booktubeur Funenbulles présentant Shangri-La, ainsi qu’un article paru dans Télérama.

JulienFlorent
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le 2 mars 2017

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Julien Florent

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