«On vit dans un monde plein d’abrutis. C’est un fait, les gens ne sont pas particulièrement gentils et on doit apprendre à faire avec.»
Derf Backderf joue les blasés, mais en réalité le dessinateur américain arbore un sourire jusqu’aux oreilles, et cet homme a tout l’air d’être une guimauve. Certes les personnages de sa dernière bande dessinée, Trashed, sont cons, parfois racistes, souvent vulgaires et toujours irresponsables. Mais il aime suffisamment ces abrutis qui composent le service d’entretien communal d’un petit bled de l’Ohio pour leur avoir consacré plusieurs bouquins.
Derf Backderf s’était illustré en 2014 avec Mon ami Dahmer, où il disséquait ses années lycée au côté d’un certain Jeffrey Dahmer, ado mal dans sa peau qui gravitait autour de la bande de freaks dont Backderf faisait partie. Il y décrivait le basculement dans l’alcoolisme de Dahmer et comment il a détruit les maigres passerelles qui le reliaient aux autres sans que jamais les adultes n’y prêtent attention. Jusqu’à ce qu’il soit arrêté et condamné à perpétuité pour le meurtre de 17 jeunes hommes entre 1978 et 1991. Scrupuleusement autobiographique et factuel, Mon ami Dahmer a connu un beau succès (primé à Angoulême) et sorti Backderf de l’anonymat des cercles indés.
Trashed entretient des rapports plus ambigus avec la réalité. Oui, la matière de ce nouveau roman graphique est puisée dans l’année qu’il a passée au cul d’un camion benne au sortir du lycée (précisément le moment où s’arrête Dahmer…), mais Backderf prend soin de préciser que c’est une fiction. On préférera le terme d’heureux recyclage.
«Mon premier roman graphique, écrit en 1998-1999, s’appelait déjà Trashed. Il faisait une cinquantaine de pages, était complètement autobio et m’a valu une nomination aux Eisner Awards, la plus grande récompense pour la BD aux Etats-Unis. Quelques années plus tard, je suis revenu dessus, entre deux livres, pour en faire un webcomic. C’était une façon de m’amuser, de m’occuper l’esprit, et l’histoire est devenue de plus en plus fictionnelle. Et pile quand je commençais à me demander ce que je pouvais bien faire après le succès de Dahmer, mon éditeur m’a proposé d’en faire un bouquin. L’idée de retrouver ces personnages que je connaissais par cœur m’a enchanté.»
Le voilà à nouveau embarqué à l’arrière de Betty, camion benne antédiluvien. Détritus chauffés à blanc en été, sacs gelés et lourds comme la pierre en hiver ou chevreuils découpés par une voiture, la BD n’épargne aucun détail sordide du calvaire du débutant J.B. (les initiales de Backderf, son prénom n’étant pas Derf mais John). Trashed, comme son nom l’indique, est une affaire de rebuts : ceux qu’on trouve au fond des poubelles et ceux chargés de nettoyer les rues. Aucun d’entre eux ne rêvait de ce métier en se rasant.
Les personnages de Backderf n’ont d’autre choix que de collecter ces ordures qui réapparaissent jour après jour, façon Sisyphe. Traités avec autant de considérations que la matière qu’ils charrient, ils sont aussi très conscients de la place que leur réserve l’Amérique : «Imagine l’économie comme un immense tube digestif. Et nous on est là, devant le trou du cul du libéralisme. A nettoyer», dit J.B. Les plus chanceux ne restent que quelques mois, les autres sont piégés dans ce qui devient une carrière. Avec comme seul défense de petites vengeances mesquines dont le livre est ponctué.
Backderf :
«S’il y a une chose que j’ai gardée de cette année passée en tant qu’éboueur, c’est la peur. Celle de devoir retourner un jour à l’arrière de ce camion. Devant mon bureau, j’ai accroché la photo d’un camion poubelle. Juste pour me rappeler que ça peut m’arriver à nouveau. "Allez, remets-toi au boulot si tu veux pas finir là-bas…" Tout le monde devrait avoir fait un job pourri au moins une fois dans sa vie, ça aide à relativiser.»
Backderf, qui s’essaie ici à la bichromie («franchement, j’ai pas l’énergie de tout mettre en couleurs»), conserve le ton frondeur et provoc de son premier roman graphique, Punk Rock & Mobile Homes, auquel il ajoute une touche documentaire, notamment en préface et en épilogue où il esquisse une brève histoire des ordures et détaille le système américain.
«C’est marrant, en France, tout le monde me demande si c’est un livre "politique". J’imagine que c’est vrai même si ce n’était pas mon objectif. Une fois qu’on a arpenté une décharge, qu’on est monté en haut de ces immenses piles d’ordures, on ne peut plus l’oublier. Est-ce que vous savez, vous, où vont vos poubelles ? Dans un sens, c’est politique. Et puis j’ai commencé en faisant des strips politiques dans la presse américaine, ça aussi ça marque.»
Avec des images, c'est ici