La trillium est une fleur ternaire, c’est-à-dire qu’elle possède trois feuilles et autant de pétales. Trois serait donc le chiffre qui compte. Pourtant, l’évidence qui s’impose dans Trillium, la dernière bande dessinée du Canadien Jeff Lemire, est plutôt la gémellité, la symétrie… le deux, donc. Premier mal de tête.
Reprenons à la source, c’est-à-dire au scénario : la rencontre qui n’a rien d’évident entre un homme et une femme. Lui sort traumatisé de la Première Guerre mondiale et cherche à reprendre pied en jouant les explorateurs au Pérou. Elle est botaniste aux frontières de l’espace colonisé et tente de mettre la main sur des trilliums, seul végétal capable de fournir un antidote au mal qui décime l’humanité. William découvre un temple inca. Un temple inca est découvert par Nika. Le lieu met en contact 1921 et 3797, une fois ingéré un pétale de trillium.
Sorte d’épisode inédit de la Quatrième Dimension revu à l’aquarelle, Trillium s’ancre dans une SF lo-fi. A ce titre, la première page fait figure de déclaration d’intention : un gaufrier de douze (trois cases réparties sur quatre bandes), soit le découpage le plus anticlimatique pour débuter une BD. D’autant que les vignettes se retrouvent rapidement écrasées sous des kilos de texte. Si Jeff Lemire se permet autant d’austérité, c’est qu’il est confiant dans les effets à venir. Passé la vingtième page, le lecteur quitte Nika pour découvrir William. Il se retrouve alors face à une page inversé. Dessin et texte imprimés à l’envers. En bas de la page 20, ce petit mot : «Rendez-vous en page 35 pour la suite…» Il faut donc retourner le bouquin et reprendre la lecture pour une quinzaine de pages, avant de le renverser encore pour se rendre à la page 36 afin de découvrir la rencontre Nika-William. De quoi passer pour un dingue quand on lit dans le métro.
Deux lignes temporelles, deux sens de lecture. A ceci près que la rencontre entre Nika et William, qui se fait après ingestion d’un pétale de trillium, ouvre une troisième voie (on en revient enfin à l’idée de trois comme chiffre-clé), où passé et futur collapsent progressivement.
Jeff Lemire intensifie ses effets et inverse le sens de lecture le temps d’une double page, puis alterne planche par planche. Avant de mêler les deux : le haut de la page introduisant un nouvel aperçu du passé tandis que le bas de cette même planche conclut le récit du futur qui a débuté vingt pages plus loin. Un foutoir ludique qui transforme l’objet livre en gigantesque boustrophédon, ce procédé de découpage en forme de tourbillon où l’on lit les case de gauche à droite puis de droite à gauche, etc.
Ce jeu de piste, en plus de renvoyer à la situation de William et Nika, touche au cœur même de ce qu’est la bande dessinée : un art séquentiel où le temps et l’espace sont indissociables et se jouent notamment dans le blanc, l’intervalle entre les cases. Le fameux «art invisible» de Scott McLoud.
Le maelström s’incarne aussi physiquement dans le récit à travers la présence menaçante de Trottier 6, un trou noir qui dévore la voûte céleste de l’an 3797. Une singularité qui dissout les continuums, attire les astres et les êtres, et permet de résoudre l’arithmétique mise sur pieds par Jeff Lemire, finalement beaucoup plus simple qu’attendue. Gigantesque entonnoir, Trillium est avant tout le récit de la convergence, de la synchronisation de deux cœurs qui battent à l’unisson.
> «Bosser sur Trillium, c’était beaucoup de boulot»
Jeff Lemire est avant tout un auteur de bande dessinée indé. Essex County, sa première œuvre traduite en français (chez Futuropolis), est une merveille rurale et gelée. Une fresque familiale autant qu’une déclaration d’amour à son Canada natal. Jack Joseph (toujours chez Futuropolis) se concentrait sur les doutes d’un homme-grenouille en passe de devenir père. Et le très beau Sweet Tooth, encore inédit en France, donne dans le survival humaniste. Attendu à la Paris Comics Expo fin novembre, Jeff Lemire a annulé sa venue au dernier moment et c’est par mail qu’on l’a contacté.
Ses débuts dans la BD
«Le comics, c’est mon premier amour. J’en fais depuis tout petit. Mais j’ai été élevé au fin fond du Canada, au milieu de fermiers et de travailleurs agricoles, et faire une carrière artistique n’était pas une option. Plus tard, je suis tombé amoureux de Lynch et de Kubrick. A l’époque, l’industrie du cinéma était très dynamique à Toronto et, pour le coup, ça me semblait envisageable de trouver du boulot dans ce domaine. J’ai donc fait des études de cinéma. Mais plus j’avançais, plus le dessin me manquait. Et aussi le côté direct du comics, où il suffit de jeter son idée sur le papier sans qu’on ait besoin d’acteurs, d’équipe technique ou de budget… Ça me convient mieux. Une fois l’école terminée, je me suis voué corps et âme à la BD. Pendant huit ou neuf ans, j’ai dessiné tous les jours. Le soir, je bossais comme cuistot. J’ai autopublié Lost Dogs, l’éditeur Top Shelf m’a contacté et a publié Essex County qui a lancé ma carrière.»
La science-fiction
«J’ai toujours adoré la SF. Jusqu’ici mes BD tournaient autour des thèmes de la famille, de la paternité, elles étaients rurales. J’avais besoin de faire quelque chose de différent. Trillium m’a permis de me remettre en question : en choisissant une femme comme personnage principal, en élaborant tout un univers, en étant dans l’allégorie… Il faut que je trouve un équilibre entre mes deux mondes : Descender, sur lequel je bosse, poursuit le cheminement de Trillium, tandis que Roughneck, un autre de mes projets, revient à quelque chose de plus terre à terre.»
La mise en page
«J’ai toujours aimé jouer avec le langage de la BD. De ce point de vue, Trillium est mon travail le plus ambitieux. Le découpage m’a demandé beaucoup de boulot et c’était vraiment enrichissant. Ça permet de rester motivé alors qu’il peut y avoir un côté exténuant à se mettre tous les jours devant sa table à dessin. Mais la mise en scène est dictée par l’histoire. L’expérimentation pour l’expérimentation, sans narration ou émotion, ne fait que distraire le lecteur de ce qui est important.»
La scène canadienne
«Je n’entretiens pas vraiment de lien avec les autres auteurs de Toronto, comme Jillian Tamaki ou Bryan Lee O’Malley. Je ne suis même pas sûr qu’on puisse parler de scène canadienne. Il y a quinze ans, quand Seth, Chester Brown ou Joe Matt travaillaient à Toronto et partageaient une esthétique commune, là ça avait du sens. Aujourd’hui, on a tous des univers très différents et je me sens plus proche d’Américains comme Matt Kindt, Nate Powell ou Craig Thompson.»
> «Bosser sur Trillium, c’était presque reposant»
Certes, Jeff Lemire donne dans l’indé, mais c’est surtout une grande figure de l’industrie du comics. En quelques années, il s’est rendu incontournable chez DC Comics, redéfinissant des personnages à l’abandon (Animal Man) ou en plein naufrage (Green Arrow). S’il cumule les casquettes de scénariste et dessinateur sur ses projets personnels, il se contente du travail d’écriture pour le comics mainstream. Mais en enquillant les séries de façon boulimique. Libéré de sa clause d’exclusivité chez DC depuis quelques semaines, il se tourne aujourd’hui vers la concurrence, Marvel et Valiant.
Ses débuts chez DC Comics
«C’est DC qui m’a approché alors que je bossais sur Sweet Tooth pour me proposer d’écrire des trucs de super-héros. C’est par là que j’ai découvert la BD et je garde une grande affection pour l’univers DC. Je n’imaginais plus du tout écrire du comics mainstream, ça m’estvraiment tombé dessus comme ça. Pour autant, je ne le fais pas par-dessus la jambe, ce n’est pas un truc que je prends à la légère. C’est même plus difficile d’écrire des comics de super-héros. A côté, c’était presque reposant de bosser sur Trillium. Je sais bien que les gens regardent un peu les comics de haut et pensent que c’est quelque chose de moins littéraire… mais ce n’est vraiment pas le cas. J’y mets en tout cas la même passion que dans mes romans graphiques. C’est amusant de voir que mes histoires qui ont eu le plus de succès en mainstream sont celles qui brouillent la frontière avec l’indé,
notamment Animal Man.»
Son rythme de travail
«Je dessine de 7 h 30 à 16 h 30 du lundi au vendredi. Et la majeure partie de ce temps est consacrée à mes propres projets. L’écriture n’arrive que le soir, une fois que mon fils est couché, ou le week-end. Mais rédiger un script ne prend pas beaucoup de temps. Par contre, vu que j’ai pas mal de séries, je me concentre sur un titre pendant une semaine et je prends un maximum d’avance dessus. Comme ça, je n’y reviens pas tous les mois. La vraie différence entre indé et mainstream tient au rythme de parution mensuel des comics. C’est exigeant mais, finalement, je préfère ce fonctionnement plutôt que sortir un gros pavé tous les trois ou cinq ans. Et ça permet de dilater la narration. C’est vrai que, pour un comics classique, de nombreuses personnes sont impliquées et, inévitablement, certaines idées s’en trouvent un peu diluées. Mais quand ça tourne bien, ça devient palpitant et hyper gratifiant.»
Ses lecteurs
«J’ai l’impression que les gens qui me lisent n’hésitent pas à passer de l’indé au mainstream. Je sais que plein d’auteurs disent qu’il n’y a pas tellement de passerelle mais, je ne sais pourquoi, mes lecteurs me suivent d’un côté comme de l’autre.»
Le mercato chez Marvel
«Ça fait du bien d’essayer de nouveaux trucs, et je suis très content de bosser pour Marvel et Valiant. J’avais hâte de pouvoir me lancer dans de nouveaux projets comme Hawkeye. Surtout après le formidable boulot de Matt Fraction et David Aja. Ils ont posé les principes d’une nouvelle écriture du genre super-héroïque, du point de vue d’un individu. Je vais essayer de reprendre ce concept et apporter mon ton.»