L'Oulipo en visite chez le Saint Suaire
Valérie Mangin, élève de l'Ecole des Chartes, utilise quelques données historiques véritables pour construire trois variations sur le thème de l'exploitation médiévale du Saint Suaire. Cet objet, le "mandylion" censé avoir enveloppé le corps de Jésus-Christ durant son séjour de trois jours dans son tombeau, porte les traces d'un corps enveloppé, avec le visage traditionnellement attribué à Jésus-Christ dans l'art occidental (long, maigre, barbu et chevelu), et l'empreinte de tout le corps jusqu'aux pieds, les mains croisées sur l'abdomen.
Comme le suggèrent les trois scénarios présentés ici, la convoitise des Occidentaux du Moyen Âge pour les reliques suffirait largement à expliquer l'existence d'un tel objet, généralement tenu pour un faux, fabriqué entre 1250 et 1390 (si l'on en croit les datations effectuées grâce au carbone 14 en 1988). Une relique aussi proche du Christ matérialisait en quelque sorte non seulement la présence corporelle du fondateur du christianisme, mais également la transcendance: le Saint Suaire jouait le rôle d'interface entre la nature et la surnature, propre à susciter toutes les ferveurs religieuses... et à attirer les pélerins.
Sur cette trame, dûment documentée et argumentée par une préface, une conclusion, et des intermèdes dessinés, Valérie Mangin a écrit trois récits qui ont tous le même début: le sculpteur Luc vient à Lirey en Champagne (en 1353), achever la confection d'un retable pour la collégiale locale. Cette collégiale vient d'être construite à grands frais par le seigneur de Charny, de retour de la guerre contre les Anglais après une période de captivité. Ce retable a pour sujet la mise au tombeau du Christ dans son linceul.
Dans les trois récits, ce linceul intervient matériellement. Ses tribulations à travers les siècles et les lieux sont diversement expliquées.
Le premier récit, "Dieu existe" (titre qui situe le niveau du débat dans la société athée française d'aujourd'hui), est le plus édifiant: Luc est chargé par Jésus lui-même de récupérer le suaire détenu par le seigneur de Charny pour l'exposer dans la collégiale à l'occasion de la fête de Pâques. Les miracles vont bon train, à commencer par les apparitions du Christ lui-même, et la pétrification provisoire de tous ceux qui voudraient s'opposer à Luc dans l'exécution de sa mission divine. Luc est justifié, et tout le monde se prosterne à la fin.
Le deuxième récit, "Dieu n'existe pas", tranche par l'étalage de cynisme et de malveillance dont font preuve de nombreux personnages: Luc est chargé de fabriquer un faux linceul pour Lirey, ce qui attirerait de nombreux pèlerins sur place, pour le plus grand bien de l'économie locale. Le sexe et la boisson s'en mêlent, et le récit vaut par les interrogations techniques qui ont pu présider à la réalisation d'un tel faux.
Le troisième récit, "Dieu est radioactif", nous balade quand même un peu dans la science-fiction, avec pour idée de base que la datation au carbone 14 du suaire a pu être faussée par l'exposition à une très forte radioactivité, dont il faudrait alors expliquer la survenue. Donc, c'est un objet qui tombe du ciel, qui irradie de radioactivité tous les habitants de Lirey, qui deviennent alors tchernobylisés, monstrueux, tarés et sadiques, et crucifient le malheureux Luc, qui d'ailleurs va ressusciter...
Le Luc en question, au physique christique, est désigné comme le looser honnête et scrupuleux, à qui on cache tout, et qui est la victime centrale des machinations machiavéliques des uns et des autres.
La contrainte, assez arbitraire, que se sont imposée la scénariste et le dessinateur, Bajram, qui a travaillé en couleurs directes (très, trop lumineuses parfois), est de réutiliser autant que possible les mêmes textes et les mêmes dessins d'un récit à l'autre. Une table des reprises est même fournie en tête de chaque récit. Le jeu est amusant, mais aussi gratuit que les fantaisies littéraires auxquelles s'amusaient les membres de l'OULIPO, et qui réduisaient la littérature à un bricolage technique du dimanche.
De fait, ce jeu ne mène pas très loin. Que chacun des trois récits soit construit ou pas avec des images et des textes de récupération, peu nous chaut. L'intérêt est ailleurs:
* dans les saisissants changements d'atmosphère, de logique et de morale, d'un récit à l'autre
* dans la réutilisation différenciée d'éléments d'intrigue ou de décor qui courent d'un récit à l'autre: un malheureux qu'on pend, une maison jugée maudite, une pierre ronde qui obstrue un orifice, des enfants qui jouent, l'impuissance sexuelle prétendue du seigneur de Charny, etc.
Selon que l'accent est mis ou non sur tel ou tel de ces aspects, on se rend compte que les récits divergent très vite, et cela conduit le lecteur à s'interroger sur les limites de sa propre perception quotidienne: qu'a-t-il raté ou ignoré, lorsque lui-même remarque à peine des enfants qui jouent, des adultes en conciliabule près de l'autel d'une église, des gens étranges réunis près d'une maison délabrée ?
C'est finalement sur ces limites de notre conscience et de notre perception que les récits suscitent le dérangement le plus sensible.