Kana poursuit sa politique d'édition de l'œuvre de Kazuo Kamimura, avec un récit de 1977 retraçant l'itinéraire d'une jeune fille dans l'immédiat après-guerre. Une prodigieuse réussite, qui repose sur un personnage féminin tout bonnement exceptionnel.
Cela avait été clairement affirmé à l’occasion de l’exposition qui lui était consacrée à Angoulême, lors du dernier FIBD : Kazuo Kamimura apparaît plus que jamais comme l’un des maîtres d’une certaine conception du manga, adulte, mature, souvent réaliste, ancrée dans le temps et la société. Celle que l’on synthétise fréquemment avec l’étiquette du gekiga, ce courant qui renouvela le manga à la fin des années 1950 et marqua de son empreinte la production japonaise de bande dessinée dans les années 1960 et 1970. Ainsi, rassemblés autour de la revue Garo, on vit de jeunes talents exprimer un art nouveau, tels que Yoshihiro Tatsumi, Takao Saito, Yoshiharu Tsuge ou encore Kazuo Koike qui signa en tant que scénariste le culte Lady Snowblood... dessiné par un certain Kazuo Kamimura !
Le destin d’Une Femme de Showa est directement lié à cette effervescence culturelle et artistique. En 1973, les éditions Kodansha lancent une nouvelle revue d’information visuelle, bimensuelle, Apache, au slogan évocateur : "La part sauvage de l’entertainment". Nous devions y retrouver de la photographie, de l’illustration et du gekiga. Pour cela, plusieurs grands noms apparaissent au sommaire : outre Kazuo Kamimura, Baron Yoshimoto, Shotaro Ishinomori (Cyborg 009, Kamen Rider, Sabu et Ichi, Le Voyage de Ryu...), Leiji Matsumoto (Capitaine Albator, Galaxy Express 999...), Setsuo Tanabe ou Tatsuo Nitta (Yakuza Side Story).
Une Femme de Showa débute avec la revue, et s’achèvera prématurément avec l’arrêt de celle-ci, treize numéro plus tard, en janvier 1978. Et pour cette série, le rédacteur en chef de la revue, éditeur majeur à l’époque au sein du domaine manga de Kodansha, Teruo Miyahara, a l’idée d’associer les talents de deux auteurs qu’il encadre depuis quelques années : Kazuo Kamimura et Ikki Kajiwara, scénariste de Ashita no Joe (sous le pseudonyme de Asao Takamori.
L’action se situe dans l’immédiat après-guerre. Nous y suivons le devenir de Shoko, petite fille d’abord, puis adolescente et enfin jeune femme. Pendant la guerre, son père, activiste nationaliste et opposant politique, disparaît alors que les autorités voulaient lui mettre la main dessus. Sa mère, ancienne geisha, torturée, ne se remet jamais du traitement infligé et meurt, laissant Shoko livrée à elle-même.
Shoko devient alors une de ces orphelins de l’après-guerre, dont le nombre fut estimé à 120 000, dont 30 000 devenus vagabonds. Mais celle-ci, pleine de ressources, s’impose rapidement comme cheffe de bande avant d’être envoyée dans un centre de rééducation. Là, elle affrontera camarades cruelles et professeurs pervers pour faire montre de sa détermination et de son caractère violemment insoumis.
Car c’est bien un portrait de femme que brossent Kazuo Kamimura et Ikki Kajiwara en construisant un des personnages les plus fascinants du manga. Les choix de vie de Shoko, la résolution dont elle témoigne et les attitudes qu’elle adopte face aux hommes et face au pouvoir - les deux le plus souvent confondus d’ailleurs - font d’elle une héroïne d’exception, d’une rare puissance.
Alors certes, nous aurions aimé la suivre davantage encore et le récit, s’il boucle bien certaines intrigues, demeure résolument ouvert. Mais Une femme de Showa s’achève après une douzaine de chapitres qui laissent Shoko devenue une jeune femme, renouant avec le milieu qui avait permis à ses parents de se rencontrer : celui des geisha. Nous aurions aimé connaître le devenir de cette femme d’influence, la voir grandir encore.
Mais ce récit forme néanmoins un tout cohérent, d’une grande justesse, sur l’époque et sur les mœurs. L’ensemble correspond au premier chapitre, intitulé "La Perle", imaginé par Ikki Kajiwara pour raconter l’itinéraire de Shoko. Chaque étape de la vie de celle-ci offre un regard sans concession - le titre est signalé "pour public averti" - sur le monde qui nous entoure et les rapports de force qui le structurent. Et Shoko, par sa capacité à ne rien accepter qui lui soit imposé, ou qui n’ait fait l’objet d’une décision délibérée, nous apprend, strictement, à nous réapproprier notre existence. Voilà qui est déjà plus que suffisant, puisque infiniment nécessaire.
Chronique originale et illustrée sur actuabd.com:
http://www.actuabd.com/Une-Femme-de-Showa-nouvelle-perle-de-Kazuo-Kamimura