Une force de conviction visuelle peu commune

Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre qui ne nécessite pas de connaissance préalable du personnage. Il s'agit d'une version alternative de Wonder Woman, déconnectée des autres. Il regroupe les 4 épisodes de la minisérie, initialement parus en 2020, écrits, dessinés et encrés par Daniel Warren Johnson. La mise en couleurs a été réalisée par Michael Spicer. Le tome se termine avec les 4 couvertures alternatives en pleine page sans texte ni logo, ainsi que 5 pages d'études et de dessins préparatoires.


Il y a plusieurs millénaires, dans une grande grotte circulaire décorée, Hippolyta fait plonger les mains dans la glaise à Diana, en lui expliquant qu'elle a été façonnée à partir de cette matière, et qu'elle tire sa force de la terre. Quelques temps plus tard, Diana voit un avion de chasse s'écraser sur le sol de Themyscira, et elle s'approche de l'homme qui est parvenu à s'en extirper encore en vie. Des années plus tard, la guerre nucléaire a enfin lieu, et la civilisation humaine s'effondre, l'humanité est décimée. Des années plus tard, un groupe de quatre jeunes s'enfoncent dans une forêt à la recherche de quelque chose de comestible : Dee (la cheffe du groupe), Eddog, Jonesy, Tal. Ils sont bientôt repérés par un énorme monstre vaguement anthropomorphe : un Haedra. Ils se réfugient dans une grotte et choient de plusieurs mètres, finissant par arriver dans une chambre souterraine avec des appareillages technologiques et un caisson de type cryogénique. Ils ont été suivis par l'Haedra qui attaque à nouveau. Une femme s'extirpe du caisson et arrête le monstre à main nue. Un violent combat s'engage. La femme semble désorientée, sans souvenir de qui elle est. Le monstre reprend l'avantage : Jonesy se précipite sur lui et lui plante un énorme couteau dans la cuisse droite. Le monstre réagit et le tranche net en deux, le tuant sur le coup. Diana réagit par réflexe et tue le monstre.


Jonesy rend son dernier soupir dans les bras de Dee. Diana peut enfin regarder autour d'elle : une immense grotte très haute de plafond avec une voiture à la carrosserie d'une forme très particulière, des ordinateurs hors service depuis des années, et un penny géant. Les quatre personnes remontent l'escalier et arrivent dans un salon au mur extérieur éventré, Diana identifiant immédiatement le cadavre de l'individu en costume sur le canapé : Bruce. Diana observe le paysage désolé à l'extérieur et tombe à genoux devant la dévastation qui s'offre à elle. Le soir, autour d'un feu de camp, elle interroge Dee pour savoir ce qui s'est passé. Dee évoque une guerre dévastatrice, et elle demande à Diana qui elle était. Cette dernière répond qu'elle était la protectrice de la Terre. Dee fait observer qu'elle a échoué. Diana retourne dans les pièces éventrées du manoir : elle récupère la ceinture de Batman, ainsi qu'un plastron aux couleurs de Wonder Woman. Le lendemain, elle propose au trio de les accompagner, ce qu'ils acceptent.


Le principe des récits publiés avec le sceau Black Label est de proposer une interprétation différente et autonome d'un personnage DC, sous un jour plus adulte. L'auteur a déjà réalisé deux séries : Extremity et Murder Falcon. Il est connu pour ses dessins très énergétiques, associant une saveur manga aux comics d'action. Le lecteur peut aisément détecter cette caractéristique dans ce récit : une utilisation mesurée (il n'y en a pas à toutes les pages) des lignes de force et des lignes de vitesse, parfois une façon de représenter les jeunes adultes comme des adolescents à fond dans l'instant présent, des onomatopées allant vers un domaine plus visuel, la représentation de certains impacts (directement empruntée à Katsuhiro Otomo, et quelques mouvements lors des affrontements physiques pouvant rappeler des combats de tournoi. D'un côté, le lecteur qui y est sensible ne peut pas ignorer cette influence patente ; de l'autre côté ces spécificités graphiques s'intègrent de manière organique dans les pages, dans la manière globale de dessiner de l'artiste. La deuxième chose qui caractérise la narration graphique de Johnson réside dans son implication à chaque page. À plusieurs reprises, le lecteur se surprend à ralentir sa lecture. Il se demande pourquoi et il voit la page sur laquelle il passe plus de temps, constatant la force de la composition. Ça commence avec l'image des champignons atomiques : un dessin mille fois vu, ou plutôt des champignons mille fois vus, et pourtant cette page restitue toute la démesure de cette arme de destruction massive toute la dévastation qu'elle occasionne, toute la folie d'avoir créé et fabriqué ce genre d'engin de mort.


Daniel Warren Johnson sait insuffler une intensité étonnante dans les moments d'action : la carcasse de l'avion du capitaine Steve Trevor, fracassée au sol, la sauvagerie avec laquelle Diana tranche le cou d'un Haedra, la brutalité sanguinolente de la bataille rangée contre la horde d'Haedra, la ferveur de la foule dans les gradins de l'arène en train de scander le nom de Diana, la monstruosité d'un Haedra démesuré (rappelant les dessins de James Harren pour la série BPRD), les ruines enténébrées de Themyscira, la beauté du vol de Pégase survolant des montagnes enneigées, Diana s'envolant au milieu d'une pluie de missiles nucléaires, le maniement d'un fléau d'armes unique en son genre, etc. À chaque combat, le lecteur voit que l'artiste ne fait pas semblant : c'est un combat à la vie à la mort, entre des guerriers et des monstres qui ne font pas de cadeau, à l'opposé d'un dessinateur faisant ce qu'il peut pour remplir son quota de pages d'action, mas sans réelle conviction, de manière artificielle. En outre, l'auteur se montre inventif que ce soit pour l'apparence des monstres, ou pour certaines armes, dont celle bien crade que Diana se fait à la fin de l'épisode 3, à partir d'un cadavre unique en son genre. L'artiste se montre tout aussi impliqué dans les séquences plus calmes. Longtemps après avoir refermé l'ouvrage, le lecteur se souvient de Diana découvrant Bruce, de l'exode de la population de la ville sous la neige, dans une longue file de marcheurs, du campement à la belle étoile, de la discussion avec Barbara autour d'un feu de camp, de la découverte du cadavre d'un autre superhéros, etc.


Wonder Woman est donc de retour dans un monde post apocalyptique et à la seizième page Dee lui fait observer qu'elle a échoué à protéger la Terre. Dans son récit, l'auteur effectue d'autres références aux éléments de la mythologie de la superhéroïne : Themyscira, sa mère Hippolyta, une ennemie récurrente, deux autres superhéros, le lasso de Vérité, les bracelets, et quelques autres encore. Il le fait de telle sorte à ce que le lecteur n'ait nul besoin de connaître ces éléments pour comprendre le récit. Il se permet de changer un ou deux éléments de la continuité (par exemple les bracelets) sans que le lecteur n'en prenne ombrage. Il donne une apparence un peu différente à Diana, pas vraiment plus vieille, avec un nez un peu épaté, et une tignasse indomptée, sans tiare. Il se tient à l'écart de toute forme de sexisme, et lui donne un costume plus couvrant que d'habitude, avec une rage au combat visible sur son visage, évoquant parfois Paul Pope. Il montre une guerrière puissante et sauvage, une combattante qui sait blesser et tuer, et qui n'hésite pas à le faire.


Le premier contact du lecteur avec cette version de la superhéroïne la montre sous son jour de guerrière. Lors d'un retour en arrière, Hippolyta évoque le pouvoir de sa fille avec Nubia une autre amazone, une autre différence avec le canon habituel du personnage, différence qui explique la brutalité des interventions de Diana, en cohérence avec la tonalité du récit. Il faut donc un peu de temps pour voir apparaître ses autres traits de caractère : la diplomate, la pacifiste, sa compassion, son altruisme. Elle se met vite aux services des humains qui l'ont tiré de son caisson, sa battant contre les monstres (Haedra) et prenant la tête de la communauté par la force des choses. Le fil directeur de l'intrigue se révèle être la lutte contre les monstres, auquel s'entremêle des informations sur le passé, sur la suite d'événements qui a mené à l'apocalypse nucléaire. À une ou deux reprises, le lecteur s'interroge sur un détail du récit : l'exode entamé sous la neige : pas une très bonne idée pour déplacer une population aussi importante avec des blessés et des infirmes, impossible à nourrir à moyen terme, la facilité avec laquelle Dee va retrouver Diana à moto alors qu'elle se trouve à plusieurs jours de vol de là. De temps à autre le lecteur éprouve des difficultés à croire au comportement de son héroïne qui se montre plus agressive qu'à son habitude, régulièrement dépourvue de toute pitié pour ses adversaires. Il s'interroge également sur l'augmentation de son niveau de pouvoir, ce qui fait d'elle l'équivalent d'une déesse, une héroïne cantonnée au rôle de sauveuse, avec une fibre maternelle pour protéger les pauvres humains sans défense.


Dès la première séquence, l'auteur impressionne par la conviction de sa narration visuelle qui emporte tout sur son passage, créant un comportement schizophrène chez le lecteur accélérant le rythme de sa lecture aiguillonné par l'urgence des pages, tout en ralentissant sa lecture pour mieux admirer une page ou une action flamboyante, avec une force incroyable. Son ressenti de l'intrigue dépend plus de son attachement avec le personnage. S'il se laisse emporter par la verve de Daniel Warren Johnson, il abandonne toute préconception sur le personnage, et jouit d'un divertissement alerte et brutal. Si son attachement au personnage est plus profond, il peut trouver que le scénariste exagère certaines réactions pour la cohérence de son intrigue, en poussant le caractère de Diana au-delà de sa personnalité fondamentale.

Presence
8
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le 30 janv. 2021

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