Une remarque pour commencer, qui ne traduit nul cynisme mais au contraire la plus grande admiration : Boulevard du Crépuscule paraît encore plus abouti et retors depuis que tous ses participants sont morts : William Holden évidemment, Billy Wilder plus encore, mais surtout Gloria Swanson. À le revoir aujourd’hui, on n'éprouve pas tant le trouble plaisir du pathétique que le sentiment tragique du fatum, comme si la disparition de l’actrice de chair et d'os donnait sa dimension nécessaire au personnage qu'elle incarna, comme si en parlant d'outre-tombe, où elle a rejoint Joe Gillis, elle offrait enfin son sens plein au propos du cinéaste. Car dans le procès du film son décès était inscrit : il ne débute vraiment que par la fin et c'est en l’expédiant dans l'autre monde qu'il décrit en profondeur, de profundis littéralement, cet univers autre qui est celui du cinéma. Les cimetières, c’est encore ce qu’on a trouvé de mieux pour faire pleurer les gens, et les fossoyeurs pour agiter les grandes idées. Surgie du néant, Hollywood s’est fondée sur ses propres créations pour acquérir un statut culturel, faisant du celluloïd sa trompeuse vérité, sa seule légitimation mythologique. La réalité décrite par ce légendaire film noir, dont le romantisme décadent ne se défait jamais d’une grinçante causticité, offre le reflet d’un temps aboli, la distorsion pathologique d’un monde disparu, de son extravagance déliquescente, de son faste funèbre, qui trouvent leur pleine mesure dans la stylisation parfois baroque de la réalisation. Mais la beauté de la palette monochrome, qui élabore de somptueuses compositions autour de l’ombre et de la lumière, ne rappelle pas seulement que Wilder, s’il fut un enchanteur par son génie du scénario et du dialogue, s’imposa aussi en sorcier de l’image. Elle dit surtout que Boulevard du Crépuscule porte plus fondamentalement sur la mort que sur l'art que l'on dit septième, ou plutôt il qu’il est le film du cinéma par excellence, dans la mesure même où il met la mort en scène.


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Elle s'y donne à lire de trois manières, selon trois modèles de narration, et ce n'est pas la moindre subtilité, la moindre rouerie de l’entreprise que l'articulation de ces différents niveaux. Vient en premier le fait divers : avant de sombrer dans la démence, une ex-reine d’Hollywood assassine un jeune scénariste au chômage. Maitresse vieillissante faisant la peau d'un gigolo : une aubaine pour les gazettes, que le film traite d'emblée selon la rhétorique du reportage. "Oui, nous sommes sur Sunset Boulevard à Los Angeles, Californie" : ancien chroniqueur d'un petit canard local, le narrateur trouve sans effort le ton d'un commentateur de la télé, tandis qu'ambulanciers et argousins, badauds nécrophiles et cameramen d'actualités, tout le personnel d'une presse à sensation prend sa place comme il convient autour de l'héroïne du scandale. Dans le retour en arrière qui s'ouvre alors, et qui constitue le film lui-même, le récit procède apparemment comme une enquête journalistique, ou comme une investigation de sociologue, laissant l'observateur à bonne distance de l'objet qu'il étudie. C'est elle qu'ont retenue le plus sou-vent les historiens et les exégètes. Non qu'ils aient tort de souligner la critique féroce de Hollywood que Wilder a développée : monde de leurre et d'argent, haut lieu de l'artifice et de l'ambitieuse médiocrité, dont ce Viennois d'origine jette à bas les faux-semblants, sans répugner aux notations polémiques ni aux private jokes pour initiés. Nul doute non plus que la charge n'ait une immense valeur documentaire, expressément revendiquée : comme bien d’autres elle donne à voir l'opposition du parlant et du muet et introduit dans les milieux de cette industrie. Avec d'éblouissants effets de réel lorsque se multiplient les références volontiers perverses à la petite histoire des studios, lorsque l'ingambe Cecil B. DeMille apparait à l'écran tel qu'il était à la ville ou lorsque des étoiles mates et froides (Keaton, H.B. Warner, Anna Q. Nillson) jouent leur déchéance aux cartes.


Mais le film interdit qu'on le réduise à cette chronique du show-business, même assortie d'un credo esthétique. Avec une audace et une ironie sarcastiques, Wilder abat une première carte dès l’introduction. Son narrateur est déjà mort, et d’emblée il met en garde : "Avant que les nouvelles soient gonflées et transformées, dit Joe Gillis, avant qu'y mettent la main les journalistes, peut-être ne vous déplairait-il pas de savoir comment les choses se sont passées." Rien ne nous plairait davantage, puisqu'elles sont advenues — second modèle narratif — dans un univers de conte de fées. Boulevard du Crépuscule est une variation sur la Belle au bois dormant, qui remplace la belle par la sorcière de Blanche-Neige, le prince charmant par un faible partagé entre pitié et veulerie masochiste, et le happy end par le meurtre et la folie. Transformations radicales, mais qui renforcent la dimension fantastique de la fiction. Comme dans le conte, Wilder oppose deux temporalités spatialisées. Ici le boulevard éponyme, découvert au générique à la faveur d’un long travelling arrière, parcouru par les motards et les sbires : transposition californienne du vieux fleuve d'Héraclite, représentation linéaire d'un temps dûment irréversible. Là, à l'écart de ce flot automobile, s’élève la demeure de la star : sorte de castel suranné, aussi démodé et opulent que sa Rolls-Royce 1928 tapissée de léopard, et dont les escaliers en arc de cercle imposent l'image d'une chronologie circulaire qu'un tourbillon de feuilles mortes dans le caniveau suggère déjà sournoisement. Les palmiers et les arbustes ébouriffés l’ont jetée hors du boulevard, comme elle-même hors des empreintes du ciment de Grauman’s. Manoir léthargique dont Joe dit le lent engloutissement, et où la recluse Norma Desmond refuse l’ordre naturel des choses. "Desmond" évoquant la prison en grec et "Norma" la règle en latin, il n'est pas défendu de jouer avec les mots. C'est dans ce lieu voué au souvenir et à l'attente (elle prend Gillis pour un croque-mort lors de sa première apparition et lui reproche son long retard), dans un luxe aux airs d’embaumement, entre les fantômes du passé et les chimères du futur, entre les témoignages filmés d'une gloire défunte et les miroirs cruels d'un narcissisme exacerbé, que la solitaire médite sa grandeur révolue et nourrit l’espoir névrotique de se régénérer comme un phénix.


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La has been prépare en effet son come-back à la façon d’une palingénésie platonicienne. L’inversement du temps, la répétition du même sont dans le fantasme de Norma une grande aventure cosmologique, dans laquelle le trépas n'est pas un terme. De même que le narrateur ne naît comme tel que par son décès en tant que personnage (il raconte cette histoire du fond d'une piscine où flotte son cadavre en compagnie d'un rat crevé, le corps vu du dessous, les éclairs de magnésium des photographes comme les dernières gifles de la vie au travers de son visage : jamais voix off ne fut plus off), de même la morte-vivante entend renaître de sa propre décrépitude. Comme lorsque, emmaillottée telle une momie à la suite de son suicide, elle ressuscite sous un baiser. Scène parfaitement emblématique où le film témoigne sa profonde cohérence : c'est par les lèvres de son amant rémunéré que le visage de Norma se ranime, c'est dans la parole du scénariste que la reine déchue du muet fonde ses espoirs de résurgence, c'est dans la bouche du macchabée que le récit prend origine. Et Joe Gillis, le maître des mots, n’est plus à la fin de l'histoire que langage, tandis que Norma Desmond, qui est par essence un visage, se dissout dans un gros plan, une image floue hors du figuré. "I’m ready for my close-up, Mr DeMille." Phalène guidée par la lumière éblouissante des projecteurs, elle succombe sous le poids écrasant de son image artificiellement préservée et croit ainsi avoir accompli sa révolution sidérale, son retour au zénith du cinéma. Il ne s'agit pas seulement de ralentir son devenir, de retarder son vieillissement à coups de crèmes et d'onguents, ni de l'immobiliser dans la durée ou de se leurrer d'un statu quo sur la foi des lettres (fictives) d'innombrables admirateurs. C'est sa récurrence qui importe, pareille au renouveau régulier des saisons. Seul ce mouvement garantit une nouvelle apothéose : ainsi rêve la sorcière dans son château d'uchronie, en attendant que Gillis la propulse au firmament, comme jadis Max von Mayerling (ah, von Stroheim en majordome à gants blancs !) l'avait hissée au rang de star. Mirage d'un temps cyclique, dont le film imite la forme par ce long flash-back en boucle, où l'alpha rejoint l'oméga. Et où, à la scène de l'escalier que Joe monte au début, répond la séquence finale du même escalier que descend Norma : route ascendante, route descendante. Les Anciens ne décrivaient pas autrement les renaissances grandes et petites, l'aller-retour de la mort à la vie.


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Ici s'arrête le conte de fées, car la fin est aux deux extrémités : c'est vers la dépouille de son amant que Norma se dirige en se prenant pour Salomé, c'est le corps d'une guenon que Joe trouve en haut des marches. On l’enterrera dans le jardin à la lueur des chandeliers, dans une de ces scènes oniriques et vaguement morbides dont le film tire un pouvoir d’envoûtement absolu. Puissante figure que cette antithèse de la star : alors que Norma voudrait lire son éternité dans les étoiles, sur le faciès flétri de son chimpanzé se dessine son devenir animal. La bête, d'où émergeait triomphalement Marlene Dietrich dans la Blonde Vénus de Sternberg, marque, dix-huit ans plus tard, le point d'aboutissement d'une Norma-Gloria vouée au mimétisme, que Wilder montre "singeant" Charlie Chaplin. Le troisième modèle auquel obéit la narration a déjà été suggéré par les remarques précédentes. Le cinéaste ne raille par la bavarde Hollywood du muet. Il constate, apporte des preuves, prend même des gages en étalant sa collection de photos. Il s’empare de la vieille fourrure du cinéma et, sans parvenir à fixer son choix, s’en fait un boa mité ou la plus éclatante parure. Il a pour lui, outre son talent, la morale — cette morale qui dit que la première règle est de savoir vieillir. Au croisement du sarcasme et de la nostalgie, de la satire et du mélodrame, Boulevard du Crépuscule est une constante allégorie du septième art, qui fonctionne exactement de la façon dont le décrit Wilder : du corps vivant d'un comédien, il fabrique une image morte à laquelle il rend la vie par la lumière et le mouvement. Celui de Joe Gillis dans son cercueil flottant est comme un papier sensible plongé dans un bain révélateur, et que le processus photochimique fait revivre. En ce sens, l’œuvre n'est pas seulement un "movie movie" ni juste un principe intellectuel dans lequel d’autres films s'emboîtent par une mise en abîme sophistiquée, mais un vertigineux jeu de miroirs, une construction systématiquement spéculaire dont la fiction dévoile les opérations qui l'ont produite. S’inscrivant comme un métope dans les noires boiseries des mythologies hollywoodiennes, elle raconte la mutation d’une économie, la confrontation entre la "ciné-cité" des balbutiantes années cinquante, régie par un mercantilisme bridant les élans créatifs, et celle des années vingt, pionnière mais délirante et mythomane : conflit symbolique de deux idéologies, deux générations, dont les allusions romanesques n’adoucissent jamais l’amertume.


Et c'est la métamorphose de la star qui régit tout le système, qui en organise les mille détails : les lunettes noires de Norma, ses orbites cernées de sombre, l'atmosphère crépusculaire, le titre même du scénario sur lequel planche Joe Gillis (Dark Windows) ou du journal qu'il a quitté (l'Evening Post), toute une série de notations filent la métaphore de l'éclipse, comme à l'inverse les spots qu'on braque sur elle, dans les studios de DeMille, rendent pour un instant à la disparue son aura de corps astral. Dans cette perspective "astronomique", la date de naissance du narrateur, le jour du solstice d'hiver, prend également un certain sens. Passant des figures de l’éclat à celles du déplacement, Wilder fait graviter les personnages comme dans un microsystème solaire qui visualiserait le "star system". Non sans raison l'action se situe aux alentours du Nouvel An (la soirée du New Year's Eve est un des grands moments du film). Non sans raison les protagonistes ont une propension au tournoiement (voir la mort du narrateur ou les torsions de Norma). Non sans raison leurs rapports sont décrits en termes de sphères d'attraction. Ainsi de la satellisation de Gillis ou de son flirt avec Betty, la jeune scénariste qui tente d'écrire, on ne s'en étonnera guère, une histoire fondée sur l'alternance entre le jour et la nuit. Fille d'électricien, petite-fille d'une doublure de Pearl White, Betty est aussi lumineuse que Norma est saturnienne, et la trajectoire du héros est comme celle d'une planète soumise à l'influence de ces deux soleils antithétiques. Revenant sur terre, et puisqu'il faut une conclusion au moins partielle : Boulevard du Crépuscule cristallise ce rayonnement et ces rapports de fascination mais il en exprime en même temps toute la nature vampirique. De l’art de transformer en capiteux spectacle les pièges ensorcelants de nos désirs et de nos illusions.


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le 17 déc. 2023

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