Le plan des visages d'un homme et d'une femme, s'embrassant passionnément, envahit l'écran. Comme dans chaque nouvelle initiation, la dimension des secondes et de l'éternité se fond dans un tempo que seuls possèdent les actes d'amour. Les cheveux blonds de la jeune femme nous fustigent dans la violence de leurs mouvements brusques. Pour régler d’emblée la question et entériner en même temps l’accusation d’hérésie cinéphile, je ferai tout de suite cet aveu : le plus souvent, Antonioni me gonfle. Ses déambulations sans but où la caméra s’enlise lentement ont tendance à me laisser froid et à ne susciter chez moi guère plus qu’un ennui poli. L’Avventura demeure, avec Le Cri et un ou deux autres films, l’un des rares contre-exemples qui confirment la règle. Comment donc peut-on le trouver magnifique alors qu’il est si caractéristique de son auteur ? La réponse se situe peut-être dans sa sensibilité perceptive, si bien appliquée au réel que la transposition n'est plus à faire, et dans la puissance instinctive avec laquelle il harmonise l'ordonnance rythmique des images, l'évolution des acteurs, l'équilibre des cadrages, la beauté des mouvements d'appareil. Cette unité parfaite d’une forme dépouillée de tout compromis correspond à celle d'une sincérité qui ne doit rien à la mode. Quand on a vu L'Avventura, on sait qu'il est désespéré parce qu'on retrouve en soi l'écho de ce désespoir. Il oblige à comprendre l'essentiel et nous dirige sur nous-mêmes. Voilà sans doute pourquoi il fut si mal accueilli par les spectateurs de l’époque, pourquoi ceux-ci se sont esquivés à sa découverte. Le public s’en est moqué pour continuer d'être superflu, de ces ricanements obscènes qui auront été le dernier avertissement donné aux imbéciles. Mais il ne pouvait plus couvrir le bruit des trompettes de la gloire : l’éclosion de ce que l’on a coutume d’appeler le cinéma moderne.
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Le mystère qui fait de ce long-métrage un des plus importants de l'après-guerre réside bien entendu dans la mise en scène, mais nommer le mystère n'est pas l'éclaircir. Ayant dit l'épuisement des moyens courants, Antonioni tente la conquête d'une approche inédite. Difficile de la définir, dans la mesure où la part d'impulsion et d'instinct échappe à l'analyse logique. Tout au plus peut-on en désigner quelques caractéristiques extérieures : la prépondérance de l'élément paysage (plus important que l’intrigue), la possibilité donnée au "bruit" de courir sa chance (il se développe dans toute sa longueur, sans intervention de la musique), le respect de la vitesse des conversations au mépris de l'habituelle convention de l'accélération narrative. Alors que la technique est souvent le principal argument d’une réalisation dite accomplie, ici elle a en apparence disparu. On assiste à la vie, on est surpris par elle, qui s'abandonne de minute en minute. L'Avventura ressuscite la vérité par le cinéma, libère des méthodes établies en les dépassant après les avoir assimilées. On ne s'aperçoit de rien en regardant le film ; on éprouve ce que l'auteur a ressenti, d'après sa propre conception des choses et des rapports humains. La réception du sens procède d’un transfert poétique dont on ne peut dire s'il est inscrit dans le dialogue, le jeu des comédiens, le découpage ou le splendide noir et blanc. Le récit a sa durée, très proche de celle du quotidien, alors même qu’il s’écarte aussi loin que possible de tout naturalisme. Il suit son cours porté de scène en scène par l'inspiration nostalgique et désenchantée de l’auteur. Le regard de celui-ci vers le monde est transparent, et ses personnages, bien que névrosés et habités par la peur de l’échec, n'obéissent qu'à leur propre nécessité, semblant inventer au fur et à mesure les situations du scénario. Leurs actes sont spontanés mais hésitants, versatiles mais digressifs, complètement en rupture avec les motivations psychologiques traditionnelles. L’ombre et la pluie, le soleil levant, la mer qui bat, l’eau fraîche du matin recueillie dans un rocher, la lumière frémissante comme une attente… Antonioni montre tout cela sans pittoresque, comme un ballet des éléments. Il traque la fascination des trous noirs dans l’agitation invisible et tourbillonnaire de la matière. On se laisse avaler par un abîme cosmique où seuls les interstices vibrent.
Qu'est-ce donc que cette Aventure ? La chronique de mille amours, la quête d'une vérité entre tant d'autres, que ce soit le long des routes grises du Cri ou pendant l'excursion aux îles Éoliennes, et finalement à travers la géographie singulière de la Sicile. Une vérité disloquée, comme dans les univers parallèles de science-fiction, où une composante imperceptible dans le décor ou dans les êtres fait que la réalité ne soit pas exactement celle qui corresponde au protagoniste-héros-spectateur, ou en tout cas à celle qu'il attendait obtenir ou sentir. Comme s'il était séparé d'elle par un rideau de cristal. Dans cette errance métaphysique, le sujet se ramène presque à une épure. Anna, maîtresse de Sandro, disparaît au cours d'une croisière. En compagnie de Claudia, la meilleure amie de la volatilisée, ce dernier la recherche en vain. Le spectateur ne se référant qu’à la plus simple logique ne saurait comprendre pourquoi ils ne la retrouvent pas. Il ne saurait saisir que c'est parce que Sandro ne veut pas retrouver Anna, ou encore que celle-ci, dès le début du film, a déjà disparu. L'Avventura repose donc sur un fantôme. Son récit subit une déviation qui abandonne le problème initial : Anna subit rien de moins qu’une éclipse (on est bel et bien chez Antonioni), d’abord physique puis, quelques séquences plus tard, affective. Anna et Sandro, couple moderne par excellence, vivaient sur un statut de séparations périodiques basées sur ce dédain de la jalousie qui est l'apanage du libertin de 1960. Le cinéaste, dans sa vision désabusée et postromantique de l'amour, doute de sa pérennité. Il avouait croire au bonheur, mais ne pas le croire durable. Le film raconte ce qu'une liaison naissante doit à celle qui la précède : elle s'en repaît, l'assume et la condamne par l'oubli. Sandro recherche Anna parce qu'elle est ce qui, dans le passé, s'oppose aux lois les plus immuables de l’existence. L'aventure commencera au moment précis où Sandro réalise qu'il a cessé de chercher, et dès lors elle consistera à protéger ses relations avec Claudia de toute référence temporelle autre que le présent. Lutte vaine et tragique.
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Antonioni ne cherche pas à identifier ce qui, des femmes, fait la femme — cette enquête, il le mènera vingt ans plus tard. Il identifie l'amour même, son chant allègre et strident comme la bande-son du film. D’une telle chanson, qu'il écoute au cœur, il donne la partition en même temps qu'il l'interprète. C'est ce qui fait la maturité, l'ironie dans le charme, de cette œuvre qui compte parmi les plus subtiles variations sur le plus vieux thème artistique du monde. À force de chercher Anna évaporée quelque part sur l’île, les regards de Claudia et Sandro se croisent, s'évitent aussitôt, se rencontrent, se fuient et se guettent, quand ils ne scrutaient que les rochers ou l'horizon. Le temps passe, le vent tourne, Antonioni en filme la trace, et cela ponctue les changements intimes qui s'opèrent. Autour de Sandra et Claudio, le monde et autrui ne font qu'intrusions ; ainsi l'amour et son environnement s'excluent toujours l'un l'autre. Au cours du film se multiplient les embarras — téléphone, arrivée du train, badauds gênants, rencontres indésirables. Le réalisateur fait naître cette idylle sur fond d'anxiété : où et pourquoi Anna a-t-elle disparu ? Quelle prescience derrière le jeune front plissé de Lea Massari ? Fugue ou suicide, refuge de la vie dans une absence énigmatique ? Elle était peut-être insatisfaite, ou bien elle a senti les limites de l'affection que lui vouait Sandro. Sûr de sa virilité et toujours tenté par les promesses d’ailleurs, comme pour se rassurer, ce dernier possède en lui la brusque labilité du désir, la longue enfance des hommes méditerranéens d’où provient sa fragilité, en dépit des apparences, et un certain pathétisme. La passion lui est une force vive, un moteur sans cesse relancé. Mais cet être de la nuit, du vagabondage du cœur et des pas somnambules est aussi ému par la beauté, tenaillé par le souci de créer auquel il s’est montré infidèle.
Tout au long du périple, Anna est le cap des tempêtes. Dans l'archipel éolien que la photographie, cruelle et décapée, transforme en une sorte de Terre de Feu, tout est nu et terrible. L'être humain qui se plante perpendiculairement aux falaises est déraciné par l'incertitude et la peur. De continuelles références à la peinture ajoutent leurs pierres à l’édifice. Claudia visite une galerie où fleurissent les émules de Burri et Spazzapan, l’île volcanique de Bassiluzzo incite les rapprochements avec Ernst (les frottis de l’Histoire naturelle), tout comme le jardin tropical aperçu par la fenêtre de l’atelier (les dégoulinements figés de L’Europe après la pluie). Ces influences contribuent à la volonté de pétrifier le paysage, de ne pouvoir regarder la nature qu’immobile, comme gelée, en tout cas ni mère ni marâtre, suprêmement indifférente. Au fur et à mesure qu'Anna devient irréelle, Claudia hantée tend à exorciser ce spectre de sa propre pudeur bourgeoise. À eux deux les amants devront le tuer en lui faisant un front unique, en même temps qu'ils vont trouver sur leur chemin toutes les représentations avortées de l'amour que la société, insidieuse, leur opposera. L'Avventura est faite de ces rencontres, de ces ruptures, de ces béances, de ces batailles silencieuses pour lesquelles Antonioni a dressé les décors les plus chargés de signification. Villes baroques et calcaires, pierres brûlantes, tourbillons d’écume, architectures austères de la Calabre, échiquiers de terrasses oblongues et de piazzas constituent les étapes du parcours. Le film esquisse le fossé social entre ancien et nouveau monde, entre Romains mondains et Siciliens sédentaires, qui ne peuvent voir une femme non accompagnée sans la dévisager avec concupiscence. Mais en insistant à ce point sur la symbolique que l'auteur manie avec une discrétion invraisemblable, on passe sous silence le jeu qui se joue autour des deux protagonistes et dont l'ambiance ultrasophistiquée est digne des évolutions pourtant très acrobatiques de La Dolce Vita, l’autre immense film italien de cette année-là. Il y a un humour secret qui innerve tout le propos d'Antonioni, venant peut-être de ce qu’en faisant tourner le ballet amoureux, il en démonte aussi le mécanisme. Alentour, les autres couples se décomposent avec tranquillité ou se prolongent bêtement. Ainsi, bien que connu d'avance, l’amour reste sans cesse à découvrir. Souvent, les amants échangent le mot "absurde". Mais cette absurdité est si sensuelle... alors on joue le jeu, même s’il est déjà joué. Magie et comédie forment les consolations, si maigres soient-elles, du désarroi spirituel.
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On parle souvent d’effacement, de glissement, de solitude, pour qualifier le cinéma antonionien. Une image est ici particulièrement révélatrice. Claudia et Sandro étaient descendus de voiture dans un village littoral, blanc, déserté : église de béton, villas abandonnées, volets tirés, midi, personne. Vite ils partent, frissonnants, pour, scène suivante, mêler leurs souffles dans l'herbe tandis qu'au loin, comme dans une toile de Chirico, un train arrive. Mais quand ils ont quitté le lieu, la caméra longe une ruelle menant à la place vide que fuyait la décapotable. Dernière séquence : le couple sanglote silencieusement, le jour se lève sur la mer. Sandro a couché avec une autre, comme ça, pour gâcher les choses sans que ça se sache, comme il avait dans l'après-midi souillé le dessin d'un jeune architecte qui lui rappelait ce qu'il avait voulu être. Ce n'est pas pour être consolé qu'il l'a rejointe en pleurant, ce n'est pas pour tout briser qu'elle a fui en courant, ce n'est pas non plus parce que tout est trop idiot qu'ils se retrouvent. Mais parce que, faute ou pas, trahison ou fidélité, aucun amour ne peut tenir tel quel, même en un rivage semblable où l'on voudrait croire que l'aube lissera tout. Une terrasse au petit matin avec au fond, à gauche, une vue de l’Etna recouverte de neige ; au milieu, un banc sur lequel est assis Sandro, dos à la caméra, accablé de chagrin. À côté de lui se tient Claudia, en jupe sombre et pull-over, qui sans mot dire lui caresse la nuque et les cheveux. Ils se trouvent à un croisement, entre les grands espaces et l’architecture de pierre, entre l’issue offerte par le lointain et la captivité suggérée par les murs, entre la honte et le remords de l’un et la tristesse déçue de l’autre, son doux entêtement pour la beauté et le pardon. L’île, où tout commençait, est un paysage de lave refroidie, minéral et hostile. Cette ultime séquence met la nature à distance, tout en la rappelant. La création oscille entre l’échec et l’espérance, emporte son poids d’oubli. "Mes personnages, indique le cinéaste, parviennent tout au plus à une sorte de pitié réciproque." Ce sentiment est-il la clé de l'amour ou bien Claudia commence-t-elle déjà à disparaître à son tour ? Sur ce doute, point final très ouvert d’un long itinéraire intérieur qui aura constamment refusé l’argumentation dramaturgique, chacun conclura selon la logique personnelle de son désir ou de son expérience.
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